Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
23 octobre 2010 6 23 /10 /octobre /2010 20:41

5

 

5

 

Que faire ?

 

Me voilà lancé à nouveau dans la politique. Mais, aujourd’hui, je n’ai pas à craindre de faire destituer mon père, je n’ai plus le boulet de la famille au pied, je suis maître de moi. Il ne s’agit que de savoir si j’ai du talent et du courage !

 

Pauvre garçon ! crois cela et bois de l’eau, de cette eau sale que tu as lapée si longtemps, dans les cruches ébréchées des garnis – comme les chiens errants trempent leur langue dans le ruisseau – et qui va redevenir ta boisson, malgré ton triomphe d’hier, si tu veux demeurer un homme libre !

 

Tiré du bourbier ? … allons donc ! Tu n’as que la tête hors de la vase, le reste est encore englué.

 

Plains-toi ! Tu agonisais sans que l’on te vît souffrir, on te regardera claquer maintenant !

 

Girardin avait chargé Vermorel de me prévenir qu’il voulait me voir.

 

« Qu’il vienne dimanche. »

 

J’y suis allé.

 

Il m’a fait attendre deux heures et m’aurait oublié, dans la bibliothèque vide où tombait le crépuscule, si je n’avais ouvert la porte, grimpé l’escalier, forcé la consigne, et pénétré dans le cabinet où il fouaillait de reproches trois ou quatre individus qui baissaient la tête et se rejetaient les torts, comme des écoliers qui ont peur du maître.

 

Il s’est à peine excusé, a continué de traiter en laquais les gens qui étaient là – dont un ou deux avaient les cheveux blancs – et m’a expédié, à mon tour, par une phrase brève :

 

« Tous les matins, à sept heures, je suis visible ; demain, si vous voulez. »

 

Il m’a salué ; et voilà !

 

Je ne m’attendais pas à la sécheresse de cet accueil. Je ne croyais pas surtout assister à cette scène de la rédaction brutalisée comme de la valetaille.

 

6 heures du matin.

 

Il me faut trois quarts d’heure pour arriver jusqu’à la grille de l’hôtel ; je traverse la cour, gravis le perron, pousse la grande porte vitrée, et me trouve aussi embarrassé que si j’étais dans la rue. Des domestiques sont là qui bâillent, ouvrent les fenêtres et secouent les tapis. Je les prie d’avertir Jean, le valet de chambre, qui m’annoncera à son maître.

 

Me voici enfin devant lui.

 

Quel visage blafard ! quel masque de pierrot sinistre ! Une face exsangue de coquette surannée ou d’enfant vieillot, émaillée de pâleur, et piquée d’yeux qui ont le reflet cru des verres de vitres !

 

On dirait une tête de mort, dont un rapin farceur aurait bouché les orbites avec deux jetons blancs, et qu’il aurait ensuite posée au-dessus de cette robe de chambre, à mine de soutane, affaissée devant un bureau couvert de papiers déchiquetés et de ciseaux les dents ouvertes.

 

Nul ne croirait qu’il y a un personnage là-dedans !

 

Ce sac de laine contient, pourtant, un des soubresautiers du siècle, un homme tout nerfs et tout griffes qui a allongé ses pattes et son museau partout, depuis trente ans. Mais comme les félins, il reste immobile quand il ne sent pas, à sa portée, une proie à égratigner ou à saisir.

 

Le voilà donc, ce remueur d’idées, qui en avait une par jour au temps où il y avait une émeute par soir, celui qui a pris Cavaignac par le hausse-col et l’a jeté à bas du cheval qui avait rué contre les barricades de Juin. Il a assassiné cette gloire, comme il avait déjà tué un républicain dans un duel célèbre.

 

On ne voit plus, sous sa peau ni sur ses mains, trace de sang – ni le sien, ni celui des autres !

 

Non, ce n’est pas une tête de mort ; c’est une boule de glace où le couteau a dessiné et creusé un aspect humain, et buriné, de sa pointe canaille, l’égoïsme et le dégoût qui y ont fait des taches et des traînées d’ombre, comme le vrai dégel dans le blanc du givre.

 

Tout ce qui évoque une idée de blêmissement et de froid peut traduire l’expression de ce visage.

 

Il m’a laissé de son spleen dans l’âme, de sa neige dans les artères !

 

Je suis sorti en grelottant. Dehors, il m’a semblé que mes veines étaient moins bleues sous l’épiderme brun, l’arc de mes lèvres s’est détendu, et j’ai roulé des yeux blancs vers le ciel.

 

D’ailleurs, je lui avais amené, en ma personne, un pauvre et un simple. Il l’a deviné tout de suite, je l’ai vu, – et j’ai senti que, déjà, il me méprisait.

 

J’allais lui demander un avis, un conseil, et même, dans son journal, un coin où mettre ma pensée et continuer, la plume à la main, ma conférence de combat.

 

Qu’a-t-il dit ?

 

En langage de télégramme, avec deux mots gelés il m’a réglé mon compte.

 

« Irrégulier ! dissonant ! »

 

À toutes mes questions, qui parfois le pressaient, il n’a répondu que par ce marmottement monotone. Je n’ai pu tirer rien autre chose de ses lèvres cadenassées.

 

Rencontrant Vermorel, le soir, je lui ai conté ma visite, et j’ai vomi ma colère.

 

Lui, avait revu Girardin ; il m’a brusquement interrompu :

 

« Mon cher, il ne prend que des gens dont il fera des larbins ou des ministres et qui seront son clair de lune… pas d’autres ! Il m’a parlé de votre entrevue. Savez-vous ce qu’il m’a dit de vous ? « Votre Vingtras ? Un pauvre diable qui ne pourra pas s’empêcher d’avoir du talent, un enragé qui a un clairon à lui et qui voudra en jouer, au nom de ces idées et pour la gloire, taratati, taratata ! Croit-il pas que je vais le mettre avec mes souffleurs de clarinette, pour qu’on ne les entende plus ? »

 

Il a dit cela ?

 

Mot pour mot. »

 

J’ai été me coucher là-dessus et j’ai passé la nuit en face de cette conversation qui m’a fait frémir d’orgueil… et trembler de peur.

 

Je n’ai pas dormi. Le lendemain, au saut du lit, ma résolution était prise ; je m’habille, mets mes gants, et en route pour l’hôtel de Girardin.

 

Il a retiré son masque devant Vermorel, je vais lui demander de l’enlever devant moi ; s’il ne l’ôte pas, je le lui arracherai !

 

« Oui, monsieur, vous avez une personnalité dont vous êtes l’otage, et qui vous condamne à vivre hors de nos journaux. La presse politique vous évincera ; aussi bien les autres que moi, entendez-vous ! Il nous faut des disciplinés, bons pour la tactique et la manœuvre… jamais vous ne vous y astreindrez, jamais !

 

Mais mes convictions ?

 

Vos convictions ? Elles doivent adopter la rhétorique courante, le mode de défense qui est dans l’air. Or, vous avez une langue à vous ; vous ne vous l’arracherez pas de la bouche, alors même que vous l’essaieriez ! Rien à faire, rien ! Je ne voudrais pas de vous, quand vous me paieriez pour ça ! »

 

« Eh bien, ai-je dit, désespéré, je ne vous propose plus d’être un polémiste à cocarde rouge, je vous demande seulement de devenir un collaborateur littéraire, de vous vendre mon talent… puisque vous prétendez que j’en ai ! »

 

Il a mis son menton glabre dans sa main et a hoché la tête.

 

« Pas davantage, mon cher monsieur. Tandis que vous exécuteriez des variations sur les petites fleurs des bois ou les petites sœurs des pauvres, il s’échapperait de votre mirliton des notes de cuivre. À votre insu, même. Et, vous le savez, ce ne sont point tant les paroles mâles que l’accent viril qui font peur à l’Empire. On me supprimerait tout aussi bien pour un article de vous sur la goguette de Romainville que pour un article d’un autre sur le gouvernement de M. Rouher.

 

Je suis donc condamné à l’obscurité et à la misère !

 

Faites des livres ! Et encore je ne suis pas bien sûr qu’on les imprimera, ou qu’ils ne seront pas poursuivis. Faites un héritage plutôt croyez-moi ! ou de la Bourse, ou de la Banque… ou une révolution ! Choisissez.

 

–     Je choisirai. »

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : "LE CRI DU PEUPLE" : Stéphane Parédé : "L'AVOCAT DES PAUVRES ET DES OPPRIME-E-S"
  • Contact

Recherche

Liens