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23 octobre 2010 6 23 /10 /octobre /2010 20:00

 

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Les joies du foyer

 

1er janvier.

 

Les collègues de mon père, quelques parents d’élèves, viennent faire visite, on m’apporte des bouts d’étrennes.

 

« Remercie donc, Jacques ! Tu es là comme un imbécile. » 

 

Quand la visite est finie, j’ai plaisir à prendre le jouet ou la friandise, la boîte à diable ou le sac à pralines ; – je bats du tambour et je sonne de la trompette, je joue d’une musique qu’on se met entre les dents et qui les fait grincer, c’est à en devenir fou !

 

Mais ma mère ne veut pas que je devienne fou ! elle me prend la trompette et le tambour. Je me rejette sur les bonbons et je les lèche. Mais ma mère ne veut pas que j’aie des manières de courtisan : « On commence par lécher le ventre des bonbons, on finit par lécher… » Elle s’arrête, et se tourne vers mon père pour voir s’il pense comme elle, et s’il sait de quoi elle veut parler ; – en effet, il se penche et montre qu’il comprend.

 

Je n’ai plus rien à faire siffler, tambouriner, grincer, et l’on m’a permis seulement de traîner un petit bout de langue sur les bonbons fins : et l’on m’a dit de la faire pointue encore ! Il y avait Eugénie et Louise Rayau qui étaient là, et qui riaient en rougissant un peu. Pourquoi donc ?

 

Plus de gros vernis bleu qui colle aux doigts et les embaume, plus le goût du bois blanc des trompettes !...

 

On m’arrache tout et l’on enferme les étrennes sous clef.

 

« Rien qu’aujourd’hui, maman, laisse-moi jouer avec, j’irai dans la cour, tu ne m’entendras pas ! rien qu’aujourd’hui, jusqu’à ce soir, et demain je serai bien sage !

 

J’espère que tu seras bien sage demain ; si tu n’es pas sage, je te fouetterai. Donnez donc de jolies choses à ce saligaud, pour qu’il les abîme. »

 

Ces points vifs, ces taches de couleur joyeuse, ces bruits de jouet, ces trompettes d’un sou, ces bonbons à corset de dentelle, ces pralines comme des nez d’ivrognes, ces tons crus et ces goûts fins, ce soldat qui coule, ce sucre qui fond, ces gloutonneries de l’œil, ces gourmandises de la langue, ces odeurs de colle, ces parfums de vanille, ce libertinage du nez et cette audace du tympan, ce brin de folie, ce petit coup de fièvre, ah ! comme c’est bon, une fois l’an ! – Quel malheur que ma mère ne soit pas sourde !

 

Ce qui me fait mal, c’est que tous les autres sont si contents ! Par le coin de la fenêtre, je vois dans la maison voisine, chez les gens d’en face, des tambours crevés, des chevaux qui n’ont qu’une jambe, des polichinelles cassés ! Puis ils sucent, tous, leurs doigts ; on les a laissés casser leurs jouets et ils ont dévoré leurs bonbons.

 

Et quel boucan ils font ! 

 

Je me suis mis à pleurer.

 

C’est qu’il m’est égal de regarder des jouets, si je n’ai pas le droit de les prendre et d’en faire ce que je veux ; de les découdre et de les casser, de souffler dedans et de marcher dessus, si ça m’amuse…

 

Je ne les aime que s’ils sont à moi, et je ne les aime pas s’ils sont à ma mère. C’est parce qu’ils font du bruit et qu’ils agacent les oreilles qu’ils me plaisent ; si on les pose sur la table comme des têtes de mort, je n’en veux pas. Les bonbons, je m’en moque, si on m’en donne un par an comme une exemption, quand j’aurai été sage. Je les aime quand j’en ai trop.

 

« Tu as un coup de marteau, mon garçon ! » m’a dit ma mère un jour que je lui contais cela, et elle m’a cependant donné une praline.

 

« Tiens, mange-la avec du pain. »

 

On nous parle en classe des philosophes qui font tenir une leçon dans un mot. Ma mère a de ces bonheurs-là, et elle sait me rappeler par une fantaisie, un rien, ce qui doit être la loi d’une vie bien conduite et d’un esprit bien réglé.

 

« Mange-la avec du pain ! »

 

Cela veut dire : Jeune fou, tu allais la croquer bêtement, cette praline. Oublies-tu donc que tu es pauvre ! À quoi cela t’aurait-il profité ! Dis-moi ! Au lieu de cela, tu en fais un plat utile, une portion, tu la manges avec du pain.

 

J’aime mieux le pain tout seul.

 

 

LA SAINT-ANTOINE

 

C’est samedi prochain la fête de mon père.

 

Ma mère me l’a dit soixante fois depuis quinze jours.

 

« C’est la fête–de–ton–père. »

 

Elle me le répète d’un ton un peu irrité ; je n’ai pas l’air assez remué, paraît-il.

 

« Ton père s’appelle Antoine. »

 

Je le sais, et je n’éprouve pas de frisson ; il n’y a pas là le mystérieux et l’empoignant d’une révélation. Il s’appelle Antoine, voilà tout.

 

Je suis sans doute un mauvais fils.

 

Si j’avais du cœur, si j’aimais bien mon père, ce qu’elle dit me ferait plus d’effet. Je me tords la cervelle, je me frappe la poitrine, je me tâte et me gratte ; mais je ne me sens pas changé du tout, je me reconnais dans la glace, je suis aussi laid et aussi malpropre. C’est pourtant sa fête, samedi.

 

 

« As-tu appris ton compliment ? »

 

Je me trouve un peu grand pour apprendre un compliment, – je ne sais pas comment j’oserai entrer dans la chambre, ce qu’il faudra dire, s’il faudra rire, s’il faudra pleurer, si je devrai me jeter sur la barbe de mon père et la frotter en y enfonçant mon nez – bien rapproprié, par exemple ! – s’il sera filial que j’appuie, que j’y reste un moment, ou s’il vaudra mieux le débarrasser tout de suite, et m’en aller à reculons, avec des signes d’émotion, en murmurant : « Quel beau jour ! » À ce moment-là, je commencerai :

 

« Oui, cher papa… »

 

J’en tremble d’avance. J’ai peur d’avoir l’air si bête… – Non, j’ai peur qu’on devine que j’aimerais que ce ne fût point sa fête…

 

La fête de mon père ! 

 

Mes inquiétudes redoublent, quand ma mère m’annonce que je devrai offrir un pot de fleurs.

 

Comme ce sera difficile !

 

Mais ma mère sait comment on exprime l’émotion et la joie d’avoir à féliciter son père de ce qu’il s’appelle Antoine.

 

Nous faisons des répétitions.

 

D’abord, je gâche trois feuilles de papier à compliments : j’ai beau tirer la langue, et la remuer, et la crisper en faisant mes majuscules, j’éborgne les o, j’emplis d’encre la queue des g, et je fais chaque fois un pâté sur le mot « allégresse ». J’en suis pour une série de taloches. Ah ! elle me coûte gros, la fête de mon père !

 

Enfin, je parviens à faire tenir, entre les filets d’or teintés de violet et portés par des colombes, quelques phrases qui ont l’air d’ivrognes, tant les mots diffèrent d’attitudes, grâce aux haltes que j’ai faites à chaque syllabe pour les fioner !

 

Ma mère se résigne et décide qu’on ne peut pas se ruiner en mains de papier ; je signe – encore un pâté – encore une claque. – C’est fini !

 

Reste à régler la cérémonie.

 

« Le papier comme ceci, le pot de fleurs comme cela, tu t’avances… »

 

Je m’avance et je casse deux vases qui figurent le pot de fleurs ; – c’est quatre gifles, deux par vase. 

 

Il est temps que le beau jour arrive : la nuit, je rêve que je marche pieds nus sur des tessons et qu’on m’empale avec des rouleaux de papier à compliment, ce qui me fait mal !

 

L’achat du pot provoque un grand désordre sur la place du marché. Ma mère prend les pots et les flaire comme du gibier ; elle en remue bien une centaine avant de se décider, et voilà que les jardiniers commencent à se fâcher ! – elle a dérangé les étalages, troublé les classifications, brouillé les familles ; un botaniste s’y perdrait !

 

On l’insulte, on a des mots grossiers pour elle – et même pour son fils – qu’on ne craint pas d’appeler « aztèque » et avorton. Il est temps de fuir.

 

Au bout de la place, ma mère s’arrête et me dit :

 

« Jacques, va-t’en demander au gros – celui qui est au bout, tu sais, – s’il veut te donner le géranium pour onze sous. »

 

Il faut que je retourne dans cette bagarre, vers ce gros-là ; c’est justement celui qui m’a appelé « avorton ».

 

J’en ai la chair de poule. J’y vais tout de même ; j’ai l’air de chercher une épingle par terre ; je marche les yeux baissés, les cuisses serrées, comme un ressort rouillé qui se déroule mal, et j’offre mes onze sous.

 

Il a pitié, ce gros, et il me donne le géranium sans trop se moquer de moi. Les autres ne sont pas trop cruels non plus, et je puis rejoindre ma mère avec cette fleur, emblème de notre allégresse :

 

Accepte cette fleur…

Qui poussa dans mon cœur. 

 

Vendredi soir.

 

Vendredi soir, répétition générale, dans le mystère et l’ombre.

 

Mon père – Antoine – est censé ne plus savoir ce qui se passe. Il sait tout ; il a même hier soir renversé le géranium mal caché, et je l’ai vu qui le relevait à la sourdine et le refrisait d’un geste furtif.

 

Il a failli marcher sur le compliment raide, gommé, et qui en gardera la cassure. Je l’avais pourtant caché dans la table de nuit. Il sait tout, mais il feint, naïf comme un enfant et bon comme un patriarche, de tout ignorer. Il faut que ce soit une surprise.

 

Le matin du jour solennel, j’arrive : il est dans son lit.

 

« Comment ! c’est ma fête ? »

 

Avec un sourire, tournant un œil d’époux vers ma mère :

 

« Déjà si vieux ! Allons, que je vous embrasse ! »

 

Il embrasse ma mère qui me tient par la main comme Cornélie amenant les Gracques, comme Marie-Antoinette traînant son fils. Elle me lâche pour tomber dans les bras de son époux. 

 

C’est mon tour ; je croyais que je devais dire le compliment d’abord et qu’on n’embrassait qu’après le pot de fleurs. Il paraît qu’on embrasse avant.

 

Je m’avance.

 

Je tiens le géranium de onze sous et le rouleau, ce qui me gêne pour grimper.

 

Mon père m’aide, il me trouve lourd ; je monte une jambe, – je glisse. Mon père me rattrape, il est forcé de me saisir par le fond de la culotte, et je tourne un peu dans l’espace. Ce n’est pas ma figure qu’il a devant les yeux ; moi-même je ne trouve pas son visage. Quelle position ! Puis je sens le géranium qui file ; il a filé, et tout le terreau tombe dans le lit. La couverture était un peu soulevée.

 

On me chasse dans la chambre à coups de pied, et je n’ai pas la joie pure d’embrasser mon père, d’être embrassé par lui le jour de sa fête ; mais je n’ai pas non plus à lire le compliment. C’est entendu, bâclé, fini. Il y a un peu de fumier dans le lit. 

 

La fête de ma mère ne me produit pas les mêmes émotions : c’est plus carré.

 

Elle a déclaré nettement, il y a de longues années déjà, qu’elle ne voulait pas qu’on fît des dépenses pour elle. Vingt sous sont vingt sous. Avec l’argent d’un pot de fleurs, elle peut acheter un saucisson. Ajoutez ce que coûterait le papier d’un compliment ! Pourquoi ces frais inutiles ? Vous direz : ce n’est rien. C’est bon pour ceux qui ne tiennent pas la queue de la poêle de dire ça ; mais elle, qui la tient, qui fricote, qui dirige le ménage, elle sait que c’est quelque chose. Ajoutez quatre sous à un franc, ça fait vingt-quatre sous partout.

 

Quoique je ne songe pas à la contredire, mais pas du tout (je pense à autre chose, et j’ai justement mal au ventre), elle me regarde en parlant, et elle est énergique, très énergique.

 

Puis les plantes, ça crève quand on ne les soigne pas.

 

Elle a l’air de dire : on ne peut pas les fouetter ! 

 

La grande distraction qu’elle m’offre est la messe de minuit, parce que c’est gratis.

 

La messe de minuit !

 

De la neige sur les toits et la crête des murs.

 

Elle a fondu sous les pieds des passants dans la rue et l’on patauge dans la boue.

 

C’est triste en haut, sale en bas.

 

Il y a un monde fou chez les charcutiers.

 

On commande du boudin pour la nuit ; et notre épicier a tué un cochon exprès l’autre soir.

 

L’odeur vive et crue des salaisons domine mes souvenirs de Noël.

 

Une satanée petite queue de cochon m’apparaît partout, même dans l’église.

 

Le cordon de cire au bout de la perche de l’allumeur, le ruban rose, qui sert à faire des signets dans les livres et jusqu’à la mèche d’un vicaire, qui tire-bouchonne, isolée et fadasse au coin d’une oreille violette ; la flamme même des cierges, la fumée qui monte en se tortillant des trous des encensoirs, sont autant de petites queues de cochon que j’ai envie de tirer, de pincer ou de dénouer ; que je visse par la pensée à un derrière de petit porc gras, rose et grognon, et qui me fait oublier la résurrection du Christ, le bon Dieu, Père, Fils, Vierge et Cie.

 

J’aspire une odeur de sel comme au bord de la mer, et par la pensée je gratte la cire jaune pour en faire de la chapelure ou de la moutarde !

 

Je lâche ma mère pour aller avec les voisins à l’épicerie qui est à côté de chez nous.

 

Les acheteurs chez notre épicière sont des impies.

 

Ils ont attaqué un saucisson sur le comptoir en buvant une bouteille de vin blanc.

 

J’en ai une goutte, et le piquant du vin, la saveur de la charcuterie m’ont agaillardi.

 

Leur conversation est poivrée comme le reste.

 

Je n’y comprends rien, mais je vois qu’ils disent du mal du ciel et de l’Église, et qu’ils sont tout de même pleins d’appétit et de gaieté.

 

« Encore une rondelle, une hostie à l’ail ! – Versez toujours, madame Potin ! – Nous nous retrouverons en enfer, n’est-ce pas ? Toutes les jolies femmes y sont. Croyez-vous pas que saint Joseph était cocu »

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