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9 janvier 2011 7 09 /01 /janvier /2011 01:58

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Maïakovski,

le phare qui était un poète 

 

Avant même d’avoir  mis  « le point final d’une balle » à sa propre fin, Vladimir Maïakovski avait sauté dans la légende. Pendant la période soviétique, lui qui ne voulait pas de statue pour monument posthume mais un feu d’artifice, a souvent été statufié, figé dans la pose du « poète de la révolution », alors qu’était laissé dans l’ombre (et parfois censuré) ce qui chez lui débordait du cadre de l’époque. Staline n’avait-il pas écrit « Maïakovski est le meilleur et le plus talentueux poète de l’époque soviétique. L’indifférence à sa mémoire est un crime » ? Maïakovski est ainsi devenu un « classique »… Certains de ses poèmes étaient connus de tous et enseignés aux enfants. Je me souviens avoir vu, dans le cimetière de Novodievitchi, des foulards de pionniers posés sur sa tombe… Son appartement avait été transformé en musée et (à côté de manuscrits, de dessins, d’éditions originales) une salle était consacrée aux « continuateurs de Maïakovski », sculpteurs, peintres et écrivains dont le naturalisme plat et pompier (abusivement qualifié de « réalisme socialiste ») aurait certainement mis Maïakovski en fureur…

Dans la Russie d’aujourd’hui, celle de la restauration du capitalisme, de la « liberté retrouvée » des mafias et des enfants qui dorment dans la rue et respirent de la colle, Maïakovski n’est plus en odeur de sainteté… On y préfère les poètes symbolistes et acméîstes, parfois talentueux mais plus sages, et issus  de la bonne société russe.

Mais il n’est au pouvoir de personne de rayer d’un trait de plume qu’il fut et reste l’un des poètes majeurs du XXème siècle. Pour lui, la révolution ne s’arrêtait pas à la prise du pouvoir politique ni à la collectivisation de l’économie. Elle devait permettre de transformer la vie quotidienne, la vie tout entière, l’amour et l’art y compris. Poète de la révolution, il a révolutionné la poésie en la libérant du cadre trop étroit des anciennes conventions. Et pas seulement la poésie russe.

Une bonne partie de la poésie mondiale n’aurait pas le visage qu’elle a s’il n’y avait pas eu Maïakovski. (Je pense par exemple à son influence sur Nazim Hikmet, ou sur les poètes américains de la beat generation).

Il a (comme après lui Prévert) fait entrer dans le poème le langage de la rue, les mots du peuple et les tournures familières, sans que le poème sombre pour autant dans la platitude banale des conversations de table.

Il a libéré le vers. Un peu comme Victor Hugo avait « mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire », et introduit le langage de la vie dans le vieil alexandrin, Maïakovski, avec son fameux « vers en escalier », libère la parole poétique et lui permet d’épouser le rythme du discours, le souffle de l’individu, qu’il murmure une confession ou qu’il clame son idéal, par-dessus la tête des siècles.

Il a enfin élargi la sphère du lyrisme. Avec lui, l’amour individuel prend la dimension d’un combat planétaire.

(…)

Pour Maïakovski, la révolution ne prend tout son sens que si elle permet aux hommes de s’arracher aux mesquineries de la vie petite bourgeoise, au papier peint du confort domestique, de se hisser au niveau d’un amour vraiment internationaliste, planétaire, de s’agrandir l’âme et le cœur aux dimensions de l’univers, de tenir tête à Dieu, de conjurer la mort, de discuter à tu et à toi avec le soleil, les étoiles, les siècles futurs… Le projet spirituel du communisme, celui de la transformation de l’homme par lui-même, il le prend au sérieux. Maïakovski, c’est, sur le mode de l’hyperbole poétique, la présence de l’utopie prométhéenne dans la révolution, dont elle est à la fois le cœur et la critique « de gauche ». Cela l’a évidemment amené à se heurter à beaucoup, parmi les bureaucrates, mais aussi parmi les esthètes de divers bord qui voulaient revenir à « l’art ». 

Quitte à décevoir les interprétations simplistes de son suicide, lui qui était très critique envers la NEP, se sent plutôt en accord avec le nouveau cours impulsé par Staline, la collectivisation et les plans quinquennaux qui lui donne (à lui comme à des millions de Soviétiques) le sentiment que la marche en avant vers le socialisme a repris. (Même si on sait aujourd’hui le coût humain, notamment dans les campagnes, qu’a entraîné le volontarisme stalinien). Répondant à l’appel du parti qui souhaite l’union de tous ses partisans, il décide de rejoindre les écrivains prolétariens.

Mais la dernière période de sa vie est aussi marquée par des déconvenues professionnelles (la cabale des jaloux et des médiocres, l’échec de l’exposition qu’il avait organisée pour le jubilé de son œuvre), et des déceptions sentimentales (avec Tatiana Iakovleva, une émigrée qui a finalement choisi d’épouser un diplomate français)  ou avec  l’actrice Veronica Polonskaïa. Lili n’est pas là non plus pour s’occuper de sa grande carcasse d’ours en mal d’amour et l’arracher à sa dépression chronique.  Lui qui a si souvent évoqué dans ses poèmes l’idée du suicide, et qui (dans un poème célèbre) a interpellé le suicide d’un autre grand poète, Sergueï Essenine, se tire une balle dans le cœur, le 14 avril 1930.

Comme pour prévenir les interprétations malveillantes qui ne manqueront pas, il écrit une dernière lettre : « À tous !… Je meurs, n’en accusez personne. Et pas de cancans. Le défunt avait ça en horreur… La barque de l’amour s’est brisée contre l’écueil de la vie quotidienne ».

 

Nous reste sa poésie. Dans le même temps qu’il se jetait dans la mêlée quotidienne, Maïakovski a construit une œuvre épique et lyrique considérable, à travers la série des grands poèmes (qui ont été portés à la connaissance du public français d’abord par un choix malheureusement introuvable d’Elsa Triolet, puis par le travail énorme de  Claude Frioux) : Du Nuage en pantalon en 1915) à À pleine voix (1930) reproduit ici, en passant par la Flûte des vertèbres, la Guerre et l’Univers, J’aime, La Quatrième internationale, la Cinquième internationale, Vladimir Ilitch Lénine, Le Prolétaire volant, Ca va bien 

L’œuvre la plus ambitieuse et la plus aboutie est peut-être son grand poème Pro Eto (« De ceci », selon la traduction d’Elsa Triolet, ou « Sur ça », selon celle de Claude Frioux). Ce formidable poème-roman est le résultat d’une crise dans sa relation avec Lili Brik. Le « ça » dont il est question ici, c’est évidemment l’amour, aux prises avec les mesquineries de la vie quotidienne, le risque de s’endormir dans le confort petit bourgeois et les mondanités de la vie littéraire post-révolutionnaire. Se mêle dans ce poème le sentiment tragique de l’amour passion, hanté par la jalousie, en même temps que la chronique de la révolution au temps de la NEP, le risque de l’enlisement, l’appel moral et pathétique à transformer l’homme de l’intérieur. Comme toujours, Maïakovski utilise directement dans son poème des éléments biographiques précis, les lieux réels, les noms véritables des personnes concernées, jusqu’à leur numéro de téléphone… (Conformément à l’exigence de vérité factuelle des artistes du LEF). Mais le tout est sublimé, emporté par un immense montage métaphorique, le poète dépassant la relation des faits pour manœuvrer allégrement et à haut régime dans la fiction. Le poète se change en ours, l’eau de ses pleurs envahit la chambre, il est emporté par le fleuve et dérive sur un oreiller-glaçon, dans un pays peut-être baptisé « Amour-land », où il retrouve, accroché par ses propres vers à un pont, celui qu’il était sept ans plus tôt et qui, dans le poème L’Homme, s’apprêtait à se jeter dans la Neva.

La forme est  formidable. Le poème brasse tout. Le thème individuel comme le thème collectif. Le présent, comme le passé et le futur. Le réalisme le plus précis et l’imagination la plus délirante. S’il est un langage artistique qu’annonce et rejoint Maïakovski dans ses poèmes, plus encore que le cinéma d’Eisenstein et ses montages, c’est le dessin animé où tout est possible. Ce côté visuel et plastique, ce mélange de dramatisme le plus élevé et d’humour, voire de gouaille populaire ne sont sans doute pas pour rien dans l’écho de la poésie de Maïakovski.

Quant au fond, ce poème témoigne, comme beaucoup d’autres, de la « tragédie-Maïakovski ». Celle-ci tient à la contradiction pour lui difficilement supportable entre le romantisme révolutionnaire et la médiocrité de la vie réelle, entre le rêve de l’homme nouveau et la petitesse de l’humanité réelle. En fait, cette tragédie n’est pas propre à Maïakovski. C’est aussi d’une certaine façon celle de la révolution d’octobre. Comme le note avec perspicacité un penseur marxiste actuel*, toutes les grandes révolutions s’assignent des objectifs qui les dépassent. Ce qui explique d’ailleurs que par delà leurs échecs, elles continuent à paraître porteuses d’une lumière. La Révolution française ne fut pas qu’une révolution bourgeoise ; elle a aussi proclamé des principes universels : liberté, égalité, fraternité, dont on sait qu’ils étaient loin d’être réalisables dans les conditions de l’époque. La conscience de cette tragédie, le désaccord entre l’idéal et le réel, explique l’attitude de Robespierre, refusant de faire appel aux sans-culottes pour échapper à son destin. De même, la Révolution d’octobre voulait en finir avec l’exploitation, l’aliénation, la guerre et le chauvinisme en donnant le pouvoir aux soviets et en proclamant l’unité des « prolétaires de tous les pays » et de tous les « peuples opprimés ». Mais, s’étant produite dans un pays économiquement retardataire, elle a dû affronter des tâches historiques qui sont habituellement celles du capitalisme : développer l’industrie, réaliser « l’accumulation primitive », édifier « les bases matérielles », construire un État, former des producteurs… D’où une contradiction (qui explique largement les contraintes imposées aux libertés individuelles, par ce « forceps » de l’histoire) dont on connaît les conséquences et les effets jusqu’à nous.

Maïakovski est la victime et le héros de cette tragédie. Il s’est consacré à la révolution mais la révolution l’a haussé à un autre niveau.

Maïakovski, (dont le nom vient du mot russe pour phare, « maïak »), dans son rêve nous apparaît, au bout de ses deux jambes interminables, comme planté, solidement, sur le roc du futur, battu par les flots de la vie réelle et balayant la nuit des siècles, autour de lui, à grands coups de projecteur, de sa poésie visionnaire.

Francis Combes

 portraitchien.jpg

 

 

L’aventure extraordinaire arrivée à Vladimir Maïakovski un été, à la campagne

(à Pouchkino,  Mont Akoulov, datcha Roumiantsev, à 27 verstes de la gare de

Iaroslav).

 

De cent quarante soleils flambait le couchant,
l’été roulait vers juillet,
c’était la canicule
et la canicule faisait la planche.
C’était comme ça, à la datcha.
La petite colline de Pouchkino
poussait la bosse du mont Akoulov
et en bas de la colline
il y avait un village
qui penchait l’écorce de ses toits.
Et derrière le village
il y avait un trou
et dans le trou – parfaitement
à chaque fois
lentement et sûrement
descendait le soleil,
pour le lendemain
à nouveau
inonder le monde de rouge.
Et, jour après jour,
cela commençait
sérieusement
à m’énerver.
Si bien qu’une fois, furieux,
au point que tout autour a pâli,
je me suis à crier
à la cantonade, vers le soleil :
« Descends donc !
Suffit de traîner dans ta fournaise ! »
J’ai crié au soleil :
« Parasite !
Tu te la coules douce dans tes nuages,
pendant que moi – hiver comme été,
je m’échine sur les affiches Rosta ! »
J’ai crié au soleil :
« Attends !
écoute, front d’or,
si au lieu
de traîner sans rien faire
tu venais
prendre le thé chez moi ? »
Qu’est-ce que j’avais fait !
j’étais perdu !
Vers chez moi
de son plein gré,
et du large pas de ses rayons,
le soleil approchait par la campagne.
Je ne veux pas montrer ma peur.
je bats en retraite.
Déjà ses yeux sont dans le jardin.
Il le traverse.
Par les fenêtres,
par les portes,
par toutes les fentes
s’infiltre la masse du soleil.
Puis il reprend son souffle
et me dit d’une voix de basse :
« C’est la première fois
depuis la création
que je rétracte mes rayons.
Tu m’as appelé ?
Apporte le thé,
Poète, apporte les confitures ! »
Il faisait si chaud,
lui-même en avait la larme à l’œil.
Mais me voilà
avec le samovar.
« Eh bien,
Assieds-toi, l’astre ! »
Diable, quelles impertinences
suis-je en train de lui sortir.
Confus,
je m’assieds au coin du banc
craignant le pire.
Mais une étrange clarté
ruisselle du soleil
et, oubliant
toute réserve,
je reste là
à bavarder
de tout et de rien,
de comment
la Rosta me bouffe…
Et le soleil :
« Bon,
te plains pas.
Regarde les choses en face !
Tu crois que pour moi
c’est facile
de briller ?
Essaye un peu, pour voir
Vas-y
où tu veux
et tu brilles
tant que tu peux ! »
Nous avons bavardé comme ça
jusqu’à ce qu’il fasse noir.
(Enfin, jusqu’à ce qui avant était la nuit).
Tout à fait décontractés,
à nous tutoyer.
Bientôt, amicalement,
je lui tape sur l’épaule.
Et le soleil, de même :
« Toi et moi
camarade
tous les deux
éclairons
et enchantons
cette vieille guenille de monde.
Moi, je déverse mon soleil,
et toi le tien
avec tes vers. »
Le mur des ombres
prison de la nuit
a sauté face au double tir solaire.
Remue-ménage de vers et de soleil,
rayonne tant que tu peux !
Si la nuit
fatiguée
cette dormeuse stupide
veut se coucher,
alors j’éclaire de toutes mes forces
et à nouveau le jour carillonne.
Luire toujours,
luire partout
jusqu’au tréfonds des jours,
luire –
un point c’est tout !
Voilà notre mot d’ordre
à moi
et au soleil !

 1920

 

Une Parisienne

Vous vous imaginez

                        les femmes de Paris

le cou couvert de perles

                                 les mains,

                                            de diamants…

Débarrassez-vous de cette image

                                           la vie

                                               est plus cruelle ;

ma Parisienne

                   à un autre apparence.

Je ne sais pas, à vrai dire,

                               si elle jeune

                                              ou vieille,

jusqu’au  jaunâtre

                        polie

                           dans cette goujaterie lustrée.

Elle

      travaille

                dans les toilettes d’un restaurant

un petit restaurant

                        la Grande Chaumière.

Après avoir bu du Bourgogne

                                   on peut avoir envie

pour se soulager

                       d’aller faire un tour.

La tâche de mademoiselle

                            est de donner les serviettes

Elle est

          dans ce travail

                            tout simplement artiste.

Pendant

            que dans la glace

                           tu observes un petit bouton,

elle,

      souriant,

                     de sa bouche gercée,

en rajoute sur la poudre,

                                    asperge de parfum,

tend le papier toilette

                        et épongera une flaque.

Esclave de la gastronomie

                                   loin du soleil

dans le puits des waters

                        toute la journée

                                   comme une punaise,

pour cinquante centimes !

                                 (Au cours du tchervonets

environ

            quatre kopecks

                              par bonhomme).

Au lavabo

            je me lave les mains

et respirant

            les drôles d’odeurs

                                   de la parfumerie

perplexe

            à propos de cette demoiselle

Je veux dire

                à Mademoiselle :

– Mademoiselle

      votre aspect,

                        excusez-moi,

                                     est pitoyable.

Détruire votre jeunesse pour des waters

                                               ça ne vous fait pas mal au coeur ?

Ou bien

            on m’a menti

                             sur les Parisiennes,

ou bien

           Mademoiselle,

                            vous n’êtes pas parisienne.

Vous avez la mine

                        tuberculeuse

                                       et fanée.

Des bas en laine,

                        pourquoi pas en soie ?

Pourquoi

            ne vous envoient-ils pas

                                     des violettes de Parme

ces « moussieux » reconnaissants

                        et au porte-monnaie rempli ?

Mademoiselle se taisait

                             le  vacarme tombait

sur la salle

            sur le plafond

                            et sur nous.

Faisant tourner

                   son joyeux carnaval

Montparnasse bourdonnait

                                tout rempli

                                   de Parisiennes.

Excusez, s’il vous plaît,

                              ces vers affranchis

et la description

                      des flaques malodorantes,

mais 

       c’est très dur

                        à Paris

                                     pour une femme,

si

   la femme

              ne se vend pas

                                  mais travaille.

1929

jubil.jpg

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