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16 juillet 2011 6 16 /07 /juillet /2011 07:10
Sept vents dans les calendriers et dans les géographies d’en bas
Troisième vent : une digne et rageuse couleur de la terre
sous-commandant insurgé Marcos

mercredi 21 janvier 2009.

 
SEPT VENTS DANS LES CALENDRIERS ET DANS LES GÉOGRAPHIES D’EN BAS
Troisième vent : une digne et rageuse couleur de la terre

Bonsoir, nous allons essayer d’être brefs parce que la journée a été longue et aussi parce que Lupita et Toñita vont ensuite vous lire des contes qu’elles ont préparés tout spécialement à votre intention.

Alors, allons-y !

Des spécialistes et des spécialités

Il y aura sûrement des historiens sérieux qui pourront nous dire le moment où sont apparus, dans la société humaine, les experts et les spécialités. Et nous expliquer ce qui est apparu en premier : la spécialité ou le spécialiste.

Il se trouve en effet qu’en se penchant les yeux émerveillés sur le monde les zapatistes se sont aperçus qu’il n’est pas rare que quelqu’un définisse son ignorance ou étroitesse d’esprit en appelant cela spécialité et qu’il se qualifie lui-même d’expert. Du coup, il reçoit plein d’éloges et il est respecté et il est bien payé et on lui rend des hommages.

Nous, les zapatistes, nous ne comprenons pas ça. Pour nous, quelqu’un qui a des connaissances limitées est quelqu’un qui doit s’efforcer d’apprendre plus de choses. Or il se trouve qu’au niveau académique moins on en sait et plus on reçoit un gros budget de recherche !

Le Vieil Antonio, au cours d’un de ces matins qui nous surprenaient, descendant de la montagne, riait de bon cœur quand je lui en parlais et disait que les premiers d’entre les dieux, ceux qui ont accouché le monde, étaient des spécialistes en spécialités.

Enfin, il est bien connu que les lacunes des zapatistes face à la production intellectuelle sont encyclopédiques, aussi voudrions-nous aujourd’hui nous référer brièvement à une espèce spéciale de spécialistes, les politiques professionnels.

Plus tard durant ce festival, demain, je crois, nous aurons l’occasion d’entendre de la bouche du lieutenant-colonel insurgé Moisés certains éclaircissements sur ce qu’est le savoir-faire politique au sein des communautés zapatistes.

L’un de ces savoir-faire, mais non le seul, c’est le travail de gouvernement. Il y a aussi, par exemple, le travail politique des femmes zapatistes, dont nous parlera la commandante Hortensia, et bien d’autres encore.

Il se trouve qu’aucune de ces activités n’est rémunérée, pas plus qu’elles ne sont considérées comme une spécialité. C’est-à-dire que quelqu’un qui est un jour président du conseil municipal, la veille, travaillait aux champs à la milpa ou dans la plantation de café, à semer ou à récolter. Beaucoup des gouvernants zapatistes n’ont jamais été à l’école ou ne savent pas l’espagnol. Autrement dit, ce sont des spécialistes en rien, et encore moins en politique.

Pourtant, nos communes autonomes ont un niveau supérieur en matière de santé, d’éducation, de logement et d’alimentation à celui des communes « officielles » administrées par des politiques professionnels, c’est-à-dire des spécialistes de la politique.

Bref, nous attendrons les interventions de mes compañeros pour essayer de nous comprendre. Pour l’instant, je me limiterais à pointer certaines de nos incapacités à comprendre le savoir-faire politique d’en haut, en tout cas au Mexique.

Par exemple, nous ne comprenons pas comment on peut décider, accepter et légiférer qu’un député gagne plus qu’un maçon. Le maçon, lui, fait quelque chose : il travaille, construit des maisons, des murs, des bâtiments. Et surtout il sait comment gâcher le ciment, comment monter des briques ou des parpaings.

Prenez par exemple l’auditorium où nous nous trouvons. Il peut recevoir plus de monde que le théâtre municipal de San Cristóbal de Las Casas et, d’après ce qu’on m’a dit, il a été fait, de sa conception à sa réalisation, par des mains indigènes. Le sol, les étages, les murs, les portes et les fenêtres, le plafond, la serrurerie et l’installation électrique, tout a été réalisé par des non-spécialistes, indigènes de surcroît, et membres de l’Autre Campagne.

Bien, pour en revenir au maçon, lui. Il travaille. Mais le député... Le député... Euh ! Quelqu’un peut me dire ce que fait un député ? Ou un sénateur ? Ou un ministre ?

Récemment, nous avons pu entendre un ministre dire que la crise économique, qui courait depuis des années, n’était qu’un léger refroidissement.

Ah ! Nous les zapatistes, nous nous sommes dit : un ministre, c’est comme un docteur qui diagnostique une maladie. Mais nous avons aussitôt pensé : pourquoi quelqu’un avec un tant soit peu de jugeote payerait-il un docteur qui lui dirait qu’il n’a qu’un rhume quand il se trouve qu’il a une véritable infection pulmonaire et que l’autre lui prescrit une infusion bien chaude au feuilles de citron et lui dit qu’il sera remis en un rien de temps. Il semble pourtant que le ministre en question gagne beaucoup d’argent et qu’il y a une loi qui dit qu’il doit gagner beaucoup d’argent.

On nous dira que les députés et sénateurs font des lois et que les ministres font des plans pour que ces lois soient appliquées. Soit. Combien en a-t-il coûté à cette nation pour que soit faite, par exemple, la contre-réforme indigène qui ne respectait pas les Accords de San Andrés ?

D’autre part, il y a plusieurs mois, un législateur du PRD, interrogé sur les raisons qui l’avaient poussé à voter pour une loi absurde et injuste (comme la plupart des lois au Mexique), a dit pour sa défense... qu’il ne l’avait pas lue !

Et quand le débat sur le pétrole a eu lieu au centre névralgique de ce pays (autrement dit, dans les moyens de communication), Calderón n’a-t-il pas déclaré qu’il ne fallait pas consulter les gens, parce que c’était affaire de spécialistes ? Et d’ailleurs, ledit Mouvement pour la défense du pétrole n’a-t-il pas agi comme si c’était le cas en chargeant un groupe d’experts de rédiger ses propositions ?

La spécialisation est, selon nous, une sorte de propriété privée de la connaissance.

Quand quelqu’un sait quelque chose, il le thésaurise et, en le compliquant au point de le faire ressembler à quelque chose d’extraordinaire à quoi ne peuvent accéder qu’un très petit nombre, il refuse de le partager. Son alibi : la spécialisation.

Ils sont comme les sorciers de la connaissance, comme les anciens prêtres qui se spécialisaient dans le dialogue avec les dieux, et qui croient tout ce qu’ils disent.

Et cela a lieu aujourd’hui, dans cette société moderne qui dit aux indigènes que c’est eux les attardés, les incultes, les barbares sans civilisation.

Dans le long circuit qui nous a fait traverser le Mexique, nous avons eu la chance de faire directement connaissance avec certains peuples aborigènes de ce continent. Des Mayas de la péninsule du Yucatán aux Kumiai de Basse-Californie, des Purhépechas, Nahuas et Wixaritari de la côte du Pacifique aux Kikapus de Coahuila.

Une partie de ce que nous avons pu y voir nous sera mieux expliqué par nos compañeros du Congrès national indigène, Carlos González et Juan Chávez, quand ils viendront nous rejoindre. Je voudrais seulement vous donner quelques réflexions personnelles concernant cette question de la connaissance et des peuples indiens :

- Au cours des réunions qui ont précédé la Rencontre continentale des peuples indiens d’Amérique, les différentes cultures des chefs indiens présents, quand elles se sont rencontrées, ne se disputaient pas la suprématie ou ne parlaient pas hiérarchie. Sans difficulté apparente, ils reconnaissaient leur différence et une sorte de traité ou d’accord s’établissait de lui-même, dans lequel ils se respectaient mutuellement.

Par contre, quand deux conceptions différentes de la réalité, deux cultures, donc, s’affrontent dans les sociétés modernes, la question de la suprématie de l’une sur l’autre semble se poser, question qui est bien souvent se résout par la violence.

Mais on continue de dire que ce sont les peuples indiens les sauvages.

- Quand le monde ladino ou métis rencontre le monde indigène sur le territoire de ce dernier, surgit chez le premier ce que les zapatistes appellent « le syndrome de l’évangélisé ». J’ignore s’il s’agit d’un héritage des premiers conquistadores et des missionnaires espagnols mais, spontanément, les ladinos ou les métis ont tendance à adopter la position de quelqu’un qui apprend à l’autre et l’aide. Selon une logique étrange que nous ne comprenons pas, on considère comme évident que la culture ladina ou métisse est supérieure, en étendue comme en profondeur de savoirs et de connaissances, à la culture indigène. Inversement, si un tel contact entre culture a lieu en territoire urbain, les ladinos ou les métis adoptent une position soit défensive ou méfiante, soit méprisante et de répugnance envers l’indigène. L’indigène est un attardé ou un type bizarroïde.

Au contraire, quand l’indigène croise ou rencontre une culture différente hors de son propre territoire, il tend spontanément à essayer de la comprendre et ne cherche pas à établir un rapport dominant/dominé. Et quand cela se passe sur son territoire, l’indigène assume une position de méfiance empreinte de curiosité et de défense jalouse de son indépendance.

« Je viens voir en quoi je peux vous aider », a l’habitude de dire un métis en arrivant dans une communauté indigène. Et il sera grandement étonné qu’au lieu de lui demander d’apprendre quelque chose ou de lui confier la direction ou le commandement, on lui demande d’aller chercher du bois, de porter de l’eau ou de nettoyer les corrals. Ou alors, il n’est pas rare qu’il s’entende répondre : « Et qui vous a dit que nous avions besoin de ton aide ? »

Il est possible que cela soit déjà arrivé, mais jusqu’ici nous n’avons pas connaissance de quelqu’un qui soit allé dans une communauté indigène en disant : « Je viens pour que vous m’aidiez. »

- En de nombreuses occasions, nous avons trouvé que les membres de collectifs qui soutiennent les communautés indigènes étaient d’une certaine manière jaloux de leurs connaissances, il y a chez eux une affirmation constante de la propriété du savoir qu’ils possèdent, de sa propriété privée.

Nos autorités autonomes ont mille fois remarqué l’énorme réticence des groupes qui manient des techniques et des technologies à apprendre aux autres, c’est-à-dire à partager leurs connaissances. Par exemple, dans Internet. Chaque fois que les ordinateurs des Caracoles tombent en panne, il faut attendre celui qui sait, attendre qu’il veuille bien venir en sachant parfaitement que, quand on lui demande d’apprendre à quelqu’un pour ne pas toujours dépendre de lui, il se défendra en disant qu’il n’a pas le temps ou que c’est réservé aux « spécialistes ». Et je ne vous dis pas quand il s’agit des équipements des radios communautaires !

Parfois, cependant, il arrive autre chose.

Je vais vous raconter une anecdote que m’ont rapportée les compañeros commandants de la zone tojolabal ou zone « Selva frontière ».

Il se trouve que, parmi toutes les personnes de bonne volonté qui viennent dans les communautés zapatistes pour aider, un jour, un ingénieur agronome est venu donner des cours pour améliorer nos plantations de café. Une fois fini son cours, l’ingénieur est allé avec les compas dans une plantation pour leur montrer comment il fallait tailler les plants de café. Il a demandé à tout le monde de s’écarter, de rester « derrière cette ligne » maintenant qu’il allait « se mettre au boulot », a sorti tout son équipement scientifique et a commencé à prendre des mesures pour déterminer l’angle de coupe exact des branches. Après des calculs nombreux et compliqués, l’angle de coupe déterminé, il a saisi une petite scie bien mignonne et a commencé à scier avec beaucoup de précautions. Ça lui a pris tellement de temps, m’a-t-on raconté, que, contredisant la prétendument proverbiale patience des indigènes, les compas l’ont repoussé sur le côté et lui ont demandé : « Voyons voir ! C’est où que vous voulez couper ? » Signalant du doigt l’endroit exact, le brillant ingénieur agronome a répondu : « Là ! » Le compa a dégainé sa machette Acapulco Collins à double tranchant et... Tchac ! Il a fait une coupe impeccable. « Allez, maintenant regardez voir ! », lui demanda - ordonna presque - le compañero. L’ingénieur agronome, diplômé d’une spécialité à l’université, sortit son appareil à mesurer des angles. Il a pris des mesures dans tous les sens, se grattant la tête à chaque fois. « Alors ? », lui ont demandé les autres. « Eh bien, oui, répondit-il à contrecœur, c’est exactement la taille qu’il faut, là où il faut et selon l’angle qu’il faut. » « Et tu sais pas quoi, Sup, voilà que l’ingénieur a commencé à nous poser plein de questions et il arrêtait plus de prendre des notes et il a rempli je ne sais pas combien de feuilles dans son carnet ! »

Nous exhortons donc tous ceux qui possèdent des savoirs et des connaissances et qui sont des compañeros et des compañeras à dire non à la propriété privée du savoir. Dites oui à la piraterie entre compañeros !

Autre chose :

- Chez les indigènes comme chez les urbains d’en bas et à gauche, on rencontre une civilité humaine que nous ne trouvons pas chez ceux d’en haut. Chez les deux, quand quelqu’un vient, il reçoit plus que ce qu’il a. Ceux d’en haut ne donnent rien, ou alors c’est ce qu’ils ont en trop.

Les communautés indigènes n’ont plus l’exclusivité du sens de la communauté qui est palpable chez elles, il apparaît aussi chez des secteurs d’en bas et il est plus développé chez ceux qui luttent et résistent.

- L’avance brutale et féroce de la guerre néolibérale de reconquête de territoires a des effets inattendus qui n’entraient peut-être pas dans les plans des grands centres financiers internationaux : des rages sont en train de s’unir, en profondeur, en étendue et en histoire commune.

- Cet accouplement de sentiments dans ce que le Russe appelait « les tripes » ne s’accompagne pas encore par une réunion des savoirs et des connaissances. Il se peut que cela arrive, mais, croyez-moi, je n’ai pas rencontré chez les peuples indiens l’avarice de savoir que vous avez.

Pour finir, nous n’idéalisons pas les peuples indiens, nous ne sommes pas parfaits et, bien entendu, nous ne cherchons pas à ce que tout le monde se fasse indigène. Nous avons des savoirs et nous avons des lacunes. Je crois que nous pourrions partager les uns pour résoudre les autres sans qu’aucun d’entre vous ne perde l’occasion de devenir riche parce que quelqu’un de chez nous aurait acquis le brevet de son savoir.

Maintenant, chose promise, chose due, nous allons écouter les contes de la Lupita et de la Toñita, et après je vous en raconterai un aussi.

D’abord la Lupita [...]

Et maintenant la Toñita [...]

Merci beaucoup.

P.-S. : Sept contes pour Personne.

Conte 3 : La pédagogie de la machette.

L’autre jour, pour varier, la Toñita s’est fourrée sans autorisation dans les quartiers du Commandement général de l’ézétaelléenné, une forteresse pourtant inexpugnable (en réalité, c’est une cabane).

Je me trouvais là, occupé à réfléchir aux thèmes qui seraient les plus appropriés pour ces tables prétendument rondes du Festival de la digne rage, quand je me suis rendu compte que la Toñita se tenait juste à côté de moi. Elle m’a lancé :

« Eh ! Sup, ça va pas que tu fais comme ça ! », en pointant du doigt une photo grandeur nature d’Angelina Jolie avec très peu de vêtements sur elle.

« Ça ne va pas que je fasse quoi ! », lui ai-je demandé tout en révisant les barrières « anti-Toñita » que j’avais disposées pour éviter qu’il n’arrive ce qui arrivait.

« Ben, ça ce que tu fais là », rétorqua la Toña, avant d’ajouter : « Pourquoi t’as cette dame à poil avec toi ? »

J’ai allumé ma pipe, puis je lui ai dit : « Premièrement, elle n’est pas à poil, je ne demanderais d’ailleurs pas mieux. Et deuxièmement, elle n’est pas avec moi, je ne redemanderais d’ailleurs pas mieux. »

La Toñita, fidèle à son habitude, avait raté une partie du film parce qu’elle a continué : « Et troisièmement ? »

« Quel troisièmement ? », ai-je dit, étonné.

« Ben, si y a un premièrement et un deuxièmement, y a toujours un troisièmement. Moi, j’ai été troisième à l’école. » Toñita oubliait de mentionner que dans son école il n’y avait que trois élèves.

Comme je ne voulais pas me lancer dans une polémique, je lui ai proposé de lui raconter un conte, en échange de quoi elle décamperait pour pouvoir le raconter aux autres.

« Ça marche. », a-t-elle répondu, puis elle s’est assise par terre.

Moi, j’ai raclé ma gorge et j’ai démarré : « Il y aurait une fois... »

La Toña m’interrompit aussitôt : « Y aura du pop corn ?

- Comment ça du pop corn ? », ai-je répondu, déconcerté.

- Ben ouais, comme quand on regarde un film.

- Non, je lui ai dis, c’est un conte, c’est pas un film et il n’y a pas de pop corn ici.

- D’ac », s’est-elle résignée.

J’ai donc poursuivi :

« Il y aurait une fois un sous-commandant qui était trèèèès trèèèès méchant et qui se fâchait tout rouge avec les petites filles qui rentraient sans autorisation dans le Commandement général pour embêter le monde. »

La Toñita était tout ouïe et moi, j’en ai profité pour donner un côté pédagogique au récit, adoptant un style et une méthode à renvoyer Paulo Freire et Antón Makarenko aux oubliettes de l’histoire.

« Alors, quand une petite fille rentrait sans autorisation dans le Commandement général, le fameux sous-commandant empoignait sa machette et... Tchac ! Il coupait la tête de la petite fille. »

La Toñita ouvrait tout grands les yeux, terrorisée.

Voyant que le concept didactique de base était compris, je décidais de renforcer mon récit avec la technique pédagogique signée Marcos qui m’a valu une telle réputation dans les colloques de psychologie où on ne parle que de Freud, de Fromm, de Luria et de tout le tintouin :

« Et cette machette n’était pas aiguisée, pour qu’elle mette plus de temps à couper. Et elle était très rouillée, pour que la blessure causée s’infecte. »

La Toña, saisie d’horreur, s’attendait à un « happy end ».

« Et après ? dit-elle.

- Et après, quoi ?

- Ben, et après, comment il continue le conte ?

- Ah bon ! Et bien, il se trouve que la petite fille a dû recevoir beaucoup de piqûres pour que sa blessure ne s’infecte pas. »

Et voi-là.

« Et voi-là ? Pouah, Sup, vraiment tes contes ça va pas. »

« Bien sûr que si », ai-je répondu en la conduisant vers la sortie.

« Ça sert à rien que t’as la dame à poil, si t’as pas de pop corn », m’a jeté la Toñita en prenant le large.

L’affaire ne s’arrête pas là. Une fois la réunion avec les compañeros du Comité terminée, en préparant mon sac pour repartir à la caserne, je me suis rendu compte que ma machette n’était plus là.

« La Toña », me suis-je dis. Je l’ai fait appeler et je lui ai demandé :

« Eh, Toñita, je ne trouve plus ma machette. Tu ne l’aurais pas vue, par hasard ?

- Non, mais je vais te raconter un conte », a-t-elle répondu.

« Il y était une fois une petite fille très belle, comme moi, quoi, et qui s’appelait Toñita, comme moi, quoi. Et alors, il y avait un sous-commandant trèèèès trèèèès méchant qui voulait lui couper la tête avec une machette.

- Et pourquoi il voulait lui couper la tête ? », l’ai-je interrompu, essayant vainement de reprendre le contrôle de la situation.

« Va savoir, répondit Toñita, je crois que ça lui est juste venu à l’esprit. Et alors, la petite fille s’est introduite en cachette dans la maison du sous-commandant. Et alors, elle lui a pris la machette au sous-commandant et elle est partie et elle est allée la jeter dans les WC. Et alors, voi-là. »

Toñita prononça « Et alors, voi-là » déjà très loin hors de ma portée.

Alors, je crois que je sais où est ma machette, Il ne reste plus qu’à la récupérer : y a-t-il un ou une volontaire ?

Et voi-là.

Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, le 3 janvier 2009.

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16 juillet 2011 6 16 /07 /juillet /2011 07:10
Sept vents dans les calendriers et dans les géographies d’en bas
Deuxième vent : un engagement digne et enragé
sous-commandant insurgé Marcos

jeudi 15 janvier 2009.

 
SEPT VENTS DANS LES CALENDRIERS ET DANS LES GÉOGRAPHIES D’EN BAS
Deuxième vent : un engagement digne et enragé

Des hommages et des saluts (un peu d’histoire et d’hystérie passées et présentes)

Auparavant, nous avons évoqué le trucage géographique dont se sert le Pouvoir pour créer une distance inexistante entre ses formes de domination, d’une part, et entre les résistances auxquelles il se heurte, d’autre part.

Mais le Pouvoir se sert aussi des calendriers pour neutraliser les mouvements qui portent atteinte ou qui ont porté atteinte à sa nature essentielle, à sa consistance ou à sa marche normale.

D’où les dates commémoratives qu’il impose. Elles lui permettent de délimiter, de limiter, de définir et de stopper. Chaque jour du calendrier que l’En Haut admet dans sa chronologie est pour lui une manière de prendre le contrôle sur l’histoire. Avec ces dates, on congèle les mouvements, qui sont alors donnés pour achevés dans tous les sens du terme. Dans cette éphémérisation de l’histoire, En Haut il n’y aura rien qui atteste de processus et de mouvements qui se voient ainsi réduits à une simple date de commémoration.

De la sorte, ces dates se transforment en statues. Au Mexique, le 16 septembre et le 20 novembre ont ainsi été momifiés dès le départ de la longue ère de domination du PRI. Tous les ans, la camarilla de criminels de service, c’est-à-dire au gouvernement, se rendait au pied des monuments et assistait à des défilés dans le seul but de s’assurer que Miguel Hidalgo, José María Morelos, Vicente Guerrero, Francisco Villa et Emiliano Zapata étaient bien morts.

Le calendrier d’en haut ne comprenait pas que des dates d’exorcisme de morts gênants, il comportait aussi des dates où l’on vérifiait le contrôle exercé, comme les cérémonies du PRI pour le 1er Mai.

C’est sans doute ce qui a poussé le gouvernement PRD de la ville de Mexico, revendiquant ainsi ses profondes racines « priistes », à vouloir faire officiellement du 2 octobre un jour fêté, par l’entremise des participants vieux en idées du mouvement étudiant de 1968. Comme si, de cette manière, on voulait prendre le contrôle sur une jeunesse de la capitale digne et enragée.

Je suis d’ailleurs presque convaincu qu’en chaque endroit de la géographie mondiale multicolore le Pouvoir a érigé des statues et fixé des points de contrôle dans son calendrier.

Un fois encore, c’est de Grèce que des voix nous sont parvenues pour signaler que, dans le but de saper la rage mobilisatrice de la jeunesse, le gouvernement local avait avancé la date des vacances.

Cependant, la brise libérale s’est transformée en un ouragan néolibéral, qui a débouché sur la mondialisation. Et avec elles se sont mises à trembler les bases cimentant les classes politiques... et leurs us et coutumes.

Au Mexique, le 1er Mai n’a plus jamais été le même. Il a cessé d’être ces courbettes et remerciements sans fin à Monsieur le Président lorsque les appareils syndicaux se sont fissurés et que les travailleurs ont transformé le défilé qui devait être celui de cortèges serviles en une grande marche de protestation et de revendication. Un cocktail Molotov a alors explosé contre les portes du palais national. L’année du calendrier ? 1984. Quelques mois plus tard, moi, je connaissais une de mes morts et une de mes naissances dans les montagnes du Sud-Est mexicain.

Le défi intermittent des travailleurs de la ville, auparavant circonscrit à la gauche, a atteint les grandes centrales syndicales. Le cri est redevenu un murmure, c’est vrai, mais il est toujours là, latent. Un personnage tel que Fidel Velázquez, mort bien avant d’être enterré, était le signal qu’il fallait chercher de nouveaux personnages assurant le contrôle, autrement dit de nouvelles courroies de transmission permettant aux projets d’en haut d’être transmis du dominant au dominé. On a donc vu surgir de nouveaux dirigeants syndicaux corrompus, des « néo-charros », qui n’étaient ni ne sont pas si nouveaux que cela. La preuve, en voyant un dirigeant de syndicat officiel d’aujourd’hui et en regardant la photo de l’un de ceux d’avant, on se demande forcément si on n’a pas fait erreur sur la date !

L’appareil de contrôle exercé par le Pouvoir sur les travailleurs de la campagne et de la ville semblait vivre dans un portrait de Dorian Grey (je ne suis pas sûr que ce soit comme ça qu’on l’écrit) : en dépit de sa décrépitude, il présentait toujours un aspect reluisant, frais, efficace.

Mais le miroir s’est brisé et son vieillissement est devenu visible aux yeux de tous.

Les nouvelles têtes du contrôle à la campagne et à la ville, les « néo-charros » du syndicalisme ouvrier et des centrales paysannes se sont alors aperçus que leur tâche n’était plus de servir de tampon... - qu’on me pardonne, je vais dire un gros mot - de servir de tampon à la lutte de classes et de gérant des exigences des ouvriers et des paysans (au Mexique, c’est le rêve impossible de l’UNT et le Dialogue national qui va avec). Non, il s’agissait maintenant d’implanter les nouvelles tactiques et stratégies du capitalisme sauvage dans les usines, dans les commerces et dans les banques, et à la campagne. Je n’en dirai pas plus sur cette réorganisation de la force de travail, il ne manque pas d’excellents textes qui en parlent très bien dans notre pays.

À la campagne, la perle de la couronne néolibérale a été la réforme réactionnaire de l’article 27 de la Constitution mexicaine, qui fut mise en place par celui qui est aujourd’hui scribouillard assidu d’un journal progressiste, mais qui reste un criminel : Salinas de Gortari.

Bien qu’il ait toujours eu des rêves de grandeur et souhaité figurer en bonne place dans le calendrier des hommages et commémorations, Salinas de Gortari n’a jamais été autre chose qu’un employé des grandes puissances du capital international, un simple administrateur qui a d’abord accédé au pouvoir grâce à une scandaleuse fraude électorale (quoique pas aussi scandaleuse que celle de Felipe Calderón), puis, ensuite, a voulu imposer à ses subalternes, c’est-à-dire à ses gouvernés, un pays virtuel du premier monde.

Et ça a marché... Jusqu’à ce que, un 1er janvier, il y a quinze ans, un fusil indigène en bois casse son écran d’ordinateur, son clavier et son Mauser... Euh ! Je veux dire son « mouse »... Et, à en juger par les âneries sans queue ni tête qu’il écrit aujourd’hui, le disque dur aussi. Contre ça, même Bill Gates ne peut rien.

Le crime de cette contre-réforme à l’article 27 de la Constitution, crime perpétré avec l’aval de ceux qui sont aujourd’hui des « chantres » de la démocratie et des « défenseurs » du peuple dans les rangs des lopezobradoristes, a été dans les terres indigènes d’ici un détonateur de la croissance quantitative et qualitative, en nombre de recrues et en territoire, de ce que le monde connaît aujourd’hui sous le nom d’Armée zapatiste de libération nationale.

Mais nous avons déjà parlé de cela auparavant.

Les manières et les méthodes de Salinas de Gortari et de l’employé des multinationales Zedillo Ponce de León tenaient plus de celles du contremaître d’hacienda qu’à celle d’un gérant des ventes, aussi le grand capital a-t-il décidé de tenter le coup avec un autre, aussi médiocre que ses prédécesseurs mais qui avait fait sa carrière commerciale chez Coca-Cola, à savoir, un Vicente Fox qui manifestait déjà des symptômes de maladie mentale lors de sa campagne électorale et qui attenta contre le calendrier d’exorcismes du PRI, poussant l’ignorance habituelle de l’histoire de notre pays qu’affichent les membres du Parti d’action nationale (PAN) aux célébrations patriotiques.

L’exercice de son mandat a été si maladroit que le PAN et les amis qui l’accompagnent ont dû avoir recours à une fraude électorale de proportions gigantesques pour remporter la présidence d’une République mexicaine désormais agonisante.

Au fait, le gouvernement de Felipe Calderón a récemment lancé une campagne médiatique dans laquelle il exhorte les citoyens à signaler la démarche bureaucratique qui leur semble la plus inutile.

Les zapatistes, tous et toutes, ont leur propre avis sur la question. La démarche la plus inutile, c’est les élections présidentielles : outre qu’elles reviennent très très cher et que nous avons tous à supporter les âneries que profèrent et répètent tous les candidats, de toute façon c’est ailleurs que l’on décide qui va s’asseoir sur le trône.

Cependant, tandis que le Parti d’action nationale brandit l’étendard de l’ignorance historique, le mouvement lopezobradoriste dresse celui de la conviction hystérique. Ils réécrivent leur histoire et celle de leurs compagnons de route. (Il y a peu, à la mort de Gustavo Iruegas, prétendument chargé de l’inexistante politique extérieure de leur « gouvernement légitime », on a écrit un bref portrait de lui avec une biographie dont le but était de faire oublier qu’il avait été membre de la délégation du gouvernement de Zedillo lors de son dialogue saboté avec l’EZLN, occasion pendant laquelle il a prononcé cette phrase désormais classique dans les cercles gouvernementaux : « Les zapatistes, il faut les frapper pour qu’ils dialoguent » - en mutilant sa propre histoire de cette manière, on espère sans doute éviter que ses fidèles sachent véritablement qui ils soutiennent et suivent.) Grâce à une telle mutilation de leur histoire, ils peuvent occulter que la plus grande partie de ceux qui sont à la tête de leur mouvement ont laissé et continuent de laisser leurs prétendus ennemis leur faire du pied, politiquement parlant.

On nous accuse d’être sectaires et intolérants mais, à vrai dire (ha !), aucun mouvement au Mexique n’a manifesté un tel degré de sectarisme, d’intolérance et d’hystérie que celui qui menace aujourd’hui, sous l’égide de Manuel Andrés López Obrador, de sauver ce pays.

Cette hystérie devient carrément de la schizophrénie quand, en se regardant dans la glace, ces intellectuels affirment : « Nous sommes réellement les seuls qui font quelque chose pour ce pays, nous ne voyons sincèrement personne d’autre. » Dans les manifestations et mobilisations de leur mouvement, ils ne se lassent pas de commenter que l’orientation qu’ils lui donnent lui va à ravir : « ... mon cher ami. Ma seule présence en fait un mouvement historique. » En effet, c’est historique le nombre de fois que ce mouvement s’est qualifié d’« historique ».

Quand on voit combien ces veufs et veuves du palais national font tout ce qu’ils peuvent sans posséder le pouvoir, imaginez ce qu’ils feraient si leur illustre bien-aimé s’était assis sur le trône présidentiel.

Bref, quoi qu’on en dise, les manières et les méthodes, les us et coutumes de la classe politique mexicaine sont dans une crise totale. Même s’il y a encore des cascadeurs spécialisés en politique professionnelle. Nous reviendrons là-dessus dans un moment.

Ces derniers temps, nous avons vu comment le Pouvoir de l’une ou l’autre couleur, à coups d’hommages, est parvenu à domestiquer certaines et certains de ceux qui sont en mesure d’adopter une position critique face à lui. Ainsi neutralisés (« Bon dieu, comment critiquerais-je celui qui m’a donné une telle médaille et/ou un tel chèque ! »), ces personnalités autrefois critiques du système et de ses gouvernements deviennent de simples courroies de transmission de la vérité de service.

Avant, pour arriver à un tel résultat, il fallait leur donner une ambassade ou au moins un consulat. Aujourd’hui, il n’y a plus besoin d’aller aussi loin. Il suffit de ronds de jambe dans des dîners ou des réunions, d’un hommage aux frais du contribuable, de couper le cordon d’inauguration de quelconque travaux d’aménagement, de quelques brèves dans les journaux et... Chazam ! Ça fait un porte-parole de plus des deux gouvernements que nous subissons actuellement au Mexique.

Les hommages sont si alléchants pour les intellectuels que nombreux sont ceux qui ne résistent pas à la tentation et qui, faute de partisans disposés à leur en faire, se les organisent eux-mêmes, comme cet autre crétin, prétendant trahir l’université dans laquelle il travaille, qui s’arroge, inspiré par l’alcool, le droit de calomnier et de critiquer les mouvements aux Mexique et dans le monde et de leur donner des ordres, du haut des confortables pages d’un journal. Non content de cela, pour racoler des fidèles il en est arrivé à qualifier d’« héroïques » les « non-délinquant(e)s » du mouvement lopezobradoriste prenant la défense du pétrole.

Les courroies de transmission corporatistes ne sont cependant pas les seules à toucher à leur fin. La médiation et la gestion n’opèrent pas que dans le secteur de l’économie. L’État aujourd’hui agonisant a également créé ses médiateurs et ses garçons de course dans le secteur artistique et culturel, dans la communication, dans la connaissance. Il les a d’abord courtisés à coups d’hommages et d’éloges, puis il les a séduits avec des prix et des bourses, enfin il en a fait ses employés pour qu’ils soient ses médiateurs face à quiconque se refusait et se refuse à courber l’échine.

Toutes les institutions chargées de cette médiation et de cette gestion sont ou seront en crise. La ligne de démarcation entre les camps opposés est devenue si étroite que l’on est tenu aujourd’hui de choisir son camp. De sorte qu’il existe aujourd’hui des organisations paysannes de gestion qui font appel à la police et aux juges des tribunaux pour réprimer et persécuter d’autres paysans sans terre, des intellectuels et des dirigeants de la lutte sociale qui applaudissent la répression policière des blocus que l’Autre Campagne a réalisés dans le District fédéral (DF) en soutien à Atenco, en mai 2006, alors qu’ils furent protégés par cette même police dans le campement lopezobradoriste du DF, d’août à septembre de la même année.

Alors, gardez-donc vos médailles, économisez-vous vos chèques et filmez-donc des vidéos de vos hommages, car le monde n’est plus le monde, pas plus que le peuple n’est le même.

En effet, si je ne me trompe pas, notre festival a pris à contre-pied leurs calendriers et il existe, dans cette autre voie, d’autres calendriers qui s’ébauchent, en bas.

Sur l’année 2009, on nous a rabâché jusqu’à la satiété que la mondialisation est en crise et que nous devrons tous en payer le coût. C’est toujours comme ça : en période de crise, le capitalisme devient profondément « démocratique ».

Il y a pourtant beaucoup de choses à célébrer : par exemple, les vingt-cinq ans de Botellita de Jeréz [1] ; les dix ans du mouvement étudiant de défense de l’université publique et gratuite au Mexique ; les leçons que donnent les adolescents grecs ; les enseignements des chômeurs d’Argentine ; la soif de justice des Autres Femmes et des Autres Hommes en terre new-yorkaise ; la constance rebelle dans la France d’en bas ; l’espoir décharné et la lutte de la Bolivie indigène dans cette belle thèse que nous a exposée Oscar Olivera ; la pléiade de résistances en Amérique latine qu’a évoquée pour nous Raúl Zibechi ; l’urgente et salutaire tâche de réhabiliter mon général Sandino que revendique la commandante Mónica Baltodano, véritablement sandiniste, à nos yeux, elle, ou encore les cinquante ans de leçon de dignité que donne le peuple de Cuba.

Nous avons donc dit comment les hommages endorment et domestiquent l’opposition critique et combien les intellectuels et les journalistes sont vulnérables à de tels chants de sirènes.

Certaines personnes résistent pourtant à ces hommages, dans leur acharnement à vouloir être conséquentes.

Le compañero Adolfo Gilly est avec nous aujourd’hui et j’ose l’appeler « compañero », non pas parce qu’il appartiendrait à l’EZLN ou serait membre de l’Autre Campagne, mais en raison de sa longue histoire de lutte aux côtés de ceux d’en bas et à gauche.

Les zapatistes ne rendent hommage qu’à leurs morts, ne courtisent personne avec de bons repas, des prix et autres médailles et n’invitent personne à couper le cordon inaugural de résidences secondaires.

Nous les zapatistes, nous nous contentons de saluer.

Et aujourd’hui, nous voulons saluer cet homme.

Nous l’avons toujours considéré un homme de gauche conséquent, même si en certaines occasions, comme dans le cas de l’OkupaChe, nous n’avons pas été toujours d’accord avec ses analyses ou positions.

Nous ne le saluons pas seulement parce que, lorsque l’hystérie lopezobradoriste éclairée nous a attaqués et calomniés, il a su nous faire savoir, à sa manière, qu’il ne partageait pas le discrédit dont on nous accablait si joyeusement là-haut et qu’il entrevoyait les mêmes dangers que ceux dont nous avertissions la population.

Nous ne le saluons pas seulement parce que l’on peut trouver, dans nos campements, cassé et malmené, comme tous les livres que l’on lit et relit, son ouvrage La Révolution interrompue, dont le prologue à la première édition, écrit de la prison de Lecumberri où il était prisonnier politique, s’achève sur ces mots : « Aujourd’hui plus que jamais, la phrase écrite par Lénine sur la dernière page de L’État et la Révolution, la révolution d’octobre 1917 l’ayant empêché de compléter son œuvre, est vraie : "Il est plus agréable et profitable de vivre la révolution que d’écrire sur elle." »

Non, nous le saluons aussi et surtout pour sa vie, ce qui est une autre manière de dire sa lutte.

Salut, don Adolfo. Portez-vous bien où que vous alliez et sachez que vous occupez une place dans notre cœur, dans notre histoire. En dépit d’en dépit de ceux que cela gênera, que cela fasse mal ou non, quand bien même ce sont des compañeros de La Otra qui ont fait ce que nous n’avons pas fait, nous, à savoir, manquer du respect dû aux compañeros, quand, défiant toutes les critiques et les menaces que nous avons reçues, nous les avons soutenus en tant qu’OkupaChe, nous ne renions pas le fait d’être vos compañeros. Pas plus que nous ne renions Adolfo Gilly en tant que notre compañero.

Et salut à tous et à toutes les rebelles qui dresseront en 2009 leur engagement digne et enragé.

Merci beaucoup.

Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, le 3 janvier 2009.

P.-S. : Sept contes pour Personne.

Conte 2 : Le marxisme selon l’insurgée Erika.

Après avoir gravi plusieurs collines et une montagne à travers milpas et champs de tournesols, j’arrivais à la caserne de l’un de nos bataillons d’insurgés. Je me sentais « positivement foutu » (expression employée par celui qui était notre chef il y a vingt-quatre ans) mais satisfait d’avoir achevé mon voyage, en dépit de la chaleur d’un soleil qui ressemblait plus à celui d’avril que de novembre. Durant tout le trajet, paysages et situations renvoyaient mes pensées aux premières années de l’EZLN, à nos souffrances de l’époque, à nos songes de toujours. Si ce n’est les dernières pluies tombées, ce que nous appelions « l’été de novembre » semblait vouloir s’éterniser et défier le calendrier... et la géographie. En effet, l’Autre Nord avait surgi dans le soleil, allongeant les heures du jour. C’est sans doute ce qui m’avait fait me rappeler notre circuit dans cette partie du Mexique dans le cadre de l’Autre Campagne.

Je me suis alors souvenu de la pénible ascension à travers le Nayarit et le Sinaloa, de la traversée de la mer de Cortés pour atteindre la Basse-Californie du Sud, puis la remontée vers la Basse-Californie et, longeant la frontière de l’empire de la bannière étoilée, l’arrivée au Sonora. Oui, ma pénible bataille pour parvenir au sommet de la montagne m’avait remis en mémoire un souvenir double, mêlé.

Le Nord lointain, celui du Wixaritari, celui du Yaqui, celui du Mayo Yoreme, celui du Tohono O’Odham, celui du Comca’c, celui du Pima, celui du Triqui-Zapotèque-Mixtèque (c’est que l’Oaxaca est sacrément étendu !), celui du Kumiai, celui du Kiliwa, celui du Cucapá, celui du Rarámuri, celui du Tepehuano, celui du Caxcán, celui du Pamé, celui du Kikapú, celui des travailleurs et travailleuses des maquilas, celui des migrants de là et de l’étranger, celui des jeunes, celui des étudiants et des professeurs, celui des petits commerçants, celui des paysans sans terre ou sur le point d’en être privés.

Les nouvelles d’en haut parlent du Nord mexicain, certes, mais elles parlent d’enlèvements, d’émeutes, d’assassinats, d’affrontements entre de prétendus narcotrafiquants et les troupes fédérales, d’opérations commando policières et militaires, de destruction de l’environnement, de corruption gouvernementale et d’abus d’autorité.

Comme si le nord de notre pays n’était qu’un repaire de loups affamés se rassasiant de la proie la plus appropriée.

Comme s’il n’y avait pas Autre Chose.

Le fait est que chacun de ses États et chacune de ses régions offre une synthèse du Mexique tout entier.

En haut, rien ou presque rien n’a changé, si ce n’est les nom et prénom de ceux qui ordonnent la destruction et la marque déposée qui les sponsorisent. En haut, on continue d’appliquer les mêmes méthodes d’exploitation, de spoliation, de répression et de ségrégation qu’il y a deux cents ans, quand la couronne espagnole plantaient ses milliers de crocs dans les terres indiennes de ce qui allait devenir le Mexique, ou qu’il y a cent ans, quand les pouvoirs de l’Europe et des États-Unis baignaient leurs richesses dans le corps sanglant du régime porfiriste.

Et en bas ? Est-ce la même chose qu’il y a deux cents ans ? Qu’il y a cent ans ?

Bref, pour en revenir à ma colline, je suis arrivé à grimper au sommet, ce qui, à mon âge avancé (pardon, je veux dire, à mon jeune âge), peut être catalogué comme un exploit.

Après avoir nettoyé mes armes et m’être installé du mieux que je pouvais dans un coin du campement, j’ai assisté à la cérémonie organisée par la troupe d’insurgés locale pour fêter le vingt-cinquième anniversaire de l’EZLN.

« La » programme culturel, comme le disent mes compañeros en prenant plaisir à défier les règles de la langue espagnole, était l’habituel : chansons aux rythmes déconcertants et aux paroles sans rime aucune, poésies plurielles et individuelles, journaux muraux, etc.

À un moment, ce fut le tour d’une compañera tseltal, une nouvelle recrue récemment arrivée en ces lieux et en plein apprentissage de l’espagnol, dont elle ne possédait que des rudiments. La compañera, s’adressant à l’auditoire, déclara sans ambages :

« Compañeros et compañeras, je vais avoir l’immense plaisir de vous lancer une bombe ! »

Le désarroi qui en suivit est digne d’anthologie (en réalité, ça a été le bordel le plus complet, mais j’essaie de soigner mon vocabulaire), les plus récemment arrivés courant en tout sens tandis que les vétérans comme moi se sont jetés par terre, rampant à la recherche de l’abri précaire de troncs attachés par des lianes.

La compañera, imperturbable, s’imaginant qu’une telle attitude était sans doute dans les mœurs des insurgés, poursuivit :

« Alors, voilà ! », dit-elle, sur quoi nous avons tous enfoncé la tête dans le sol... Mais, au lieu de l’explosion attendue, nous avons entendu :

« Bombe, bombe, le Felipe Calderón, il a une tête de slip ! »

Évidemment, nous nous sommes aussitôt relevés du mieux que nous pouvions et, tout en essayant de débarrasser nos uniformes de la boue, nous l’avons applaudie à tout rompre.

Avec force café et biscuits en forme d’animaux (sans vouloir n’offenser personne), nous en étions à tenter de faire passer ce mauvais moment quand l’insurgée Erika s’est assise à côté de moi et m’a lancé :

« Eh, Sup, je veux que tu vas m’apprendre à faire des poèmes. Parce que, tu vois, avec les bombes je m’en sors, mais j’ai beau me concentrer, pas moyen d’avoir la tonne. »

La gorge obstruée par une girafe, j’ai mis un bon moment avant de pouvoir lui répondre. L’insurgée Erika en a conclu que j’hésitais, aussi a-t-elle surenchéri :

« Allez, Sup, si tu m’apprends, moi je te raconterai un conte que j’ai lu. »

Les contes des zapatistes sont très, comment dire, autres, comme vous pourrez vous en rendre compte quand la Lupita et la Toñita vous raconteront ce qu’elles ont préparé, ce qui fait que moi je n’arrivais toujours pas à avaler mon biscuit en forme de girafe. L’insurgée Erika a donc pris mon silence pour un « oui » et a démarré avec le conte que voici et que j’essaie de reproduire en respectant dans toute la mesure du possible sa façon de le raconter.

« Eh bien ! Voilà, il y a une fille, hein, qui parle, quoi. Elle avait quelque chose comme quatorze ans, hein, alors elle avait entamé ses quinze ans, hein, donc elle en avait seize (l’insurgée Erika ne le disait pas, mais elle a donné à l’héroïne le même âge que le sien quand elle a rejoint l’EZLN et elle a truqué le calendrier de la même façon qu’elle l’avait fait pour être acceptée chez nous). Alors, cette fille, elle étudiait ce qu’est la philosophie avec un professeur qu’elle avait et j’me souviens plus d’où elle le tenait mais ça fait rien, voilà comment c’est le conte. Alors, voilà qu’on l’appelle avec son professeur pour étudier la philosophie et la fille dit que d’ac’ elle arrive et elle part chercher son professeur qui vit dans une cabane dans le bois. Mais la fille, elle n’avait pas prévenu sa mère, alors elle est comme qui dirait partie sans ordre du commandement. Bon, ça fait que la fille elle a commencé à marcher, hein, et elle est entrée dans le bois, hein, et elle est tombée sur un ancien, hein, un vieux avec un ordinateur qu’il n’arrêtait pas de reluquer, hein, pas moyen qu’il le quitte des yeux, hein, et la fille elle le salue, quoi, mais le vieux saligaud y réponds rien, les yeux collés sur l’ordinateur. Bon, alors, la fille elle s’est énervée, hein, normal, et elle lui dit plus fort à ce mec, dans le genre qu’elle le gronde, hein. Bon, alors, ça fait qu’on lui répond et la fille, elle demande au vieux saligaud ce qu’il fabrique, mais il lui dit pas le vieux saligaud sinon qu’il lui répond - "vieux saligaud", c’est moi qui le dis, pas la fille, mais tu vas comprendre après pourquoi, hein.

« Bon, alors, le vieux saligaud il lui dit pas ce qu’il fait, sinon qu’il met du temps à répondre. Bon, alors, il dit toujours pas ce qu’il regarde sur son ordinateur, mais bon, à la fin il lui dit : "Je ne veux pas perdre un centime et je suis en train de compter. - Ah ! Alors, t’es comme qui dirait un homme riche ?", elle lui dit la fille. "Ouais", qu’il dit. C’est comme ça qu’il a répondu, le vieux. Bon, alors, sur quoi la fille lui dit "Très bien" et elle lui dit au revoir, hein, comme quoi ça l’intéressait pas de savoir ce qu’il faisait le vieux saligaud à compter ses sous. Bon, alors, sur quoi la fille elle est partie et quelques mètres plus loin, elle a rencontré une autre fille. Elle lui dit bonjour et l’autre elle lui donne une boîte d’allumettes. Bon, alors, sur quoi la fille elle lui demande combien ça coûte et l’autre elle lui dit que un peso. Bon, alors, sur quoi la fille elle cherche dans ses poches pour voir si elle a de l’argent et elle en a. Bon, alors, sur quoi l’autre elle en pleurerait presque et elle lui dit que ça fait des années que personne lui achète. "C’est pas juste, pourtant il y a un homme riche là", lui répond la fille, hein, sur quoi elle lui dit aussi qu’elle va emmener l’autre le trouver. Bon, alors, sur quoi elles arrivent et trouvent l’homme riche et il leur répond pas le vieux saligaud. Et elles lui parlent pendant un bon bout de temps, jusqu’à ce que la fille elle recommence à s’énerver et elle l’engueule au vieux saligaud et là il les écoute. Bon, alors, sur quoi la fille elle lui explique au vieux saligaud qu’il faut qu’il aide l’autre qui vend ses allumettes. Mais le riche il leur répond rien. Alors, la fille elle s’énerve encore une fois et elle l’engueule encore une fois au vieux saligaud et là le riche il lui répond qu’il ne va pas aider l’autre, qu’il a besoin de beaucoup d’argent et qu’il lui a déjà dit qu’il ne voulait pas perdre un centime. Bon, alors, sur quoi ils se mettent à se disputer comme quoi il faut aider l’autre fille et le riche s’obstine à dire qu’il ne va pas le faire. Alors, la fille lui dit que ce n’est pas juste ce qu’il fait, parce qu’il est très riche. "Oui, c’est vrai, dit le vieux saligaud, mais moi j’ai travaillé à la sueur de mon front, j’ai commencé avec très peu et après j’ai fini par devenir riche. Si vous faites pareil, vous deviendrez riches vous aussi." C’est ça qu’il disait le vieux saligaud. Bon, alors, sur quoi ils continuent à discuter comme quoi il fallait qu’ilaide l’autre mais cette fois ils en étaient à se chamailler. Bon, alors, sur quoi l’autre elle s’est mise à parler de la justice et le riche a répondu que la justice ça existe entre compères, ce que j’ai pas vraiment compris ce que ça veut dire mais ça avait l’air d’être une embrouille.

« Bon, alors, sur quoi ils recommencent à se disputer, hein, que c’est pas croyable qu’il ne comprenne pas le vieux, hein, et là la fille elle s’énerve pour de bon. Bon, alors, la fille elle finit par lui dire au vieux saligaud : "Si tu ne l’aides pas je vais te cramer et tu va mourir avec tes idées qui servent à rien." Et toutes les deux elles lui disent qu’elles vont allumer une allumette, parce qu’elles s’étaient évidemment unies dans la lutte révolutionnaire les deux filles, autrement dit elles s’étaient organisées. Bon, alors, sur quoi le riche se rend compte que la situation est mal barrée parce qu’il va se faire cramer et là il dit que oui il va aider l’autre et il s’excite, mais les deux elles ont déjà mis le feu à son ordinateur et le vieux saligaud il disparaît d’un coup. Bon, alors, avec difficulté la fille elle éteint le feu et elle repart pour rejoindre son professeur, hein, et là lui il lui raconte que le thème d’aujourd’hui ce sera le marxisme, parce que la fille elle s’appelait Karla Marx, hein. Bon, alors, sur quoi ils se mettent à étudier comment c’est l’idée de Marx sur les riches et les pauvres. Et le professeur, il a mis ça sur trois niveaux, avec quelque chose sur la superstructure de la société, mais je ne me rappelle pas bien. Mais moi je dis qu’elle est bonne cette idée, hein, parce que comme ça ça réveille les gens comme quoi ils sont exploités et comment le capitalisme grandit et les travailleurs n’en voient pas une miette et ils font rien que travailler et avec ce qu’on les paye ça suffit pas. Ça réveille les foutus, quoi. Sur quoi les ouvriers et les paysans ils se sont rendu compte de ce qui se passe réellement dans ce pays. Mais moi je crois que ça ne suffit pas avec cette idée. Ce qui vient après, c’est nous toutes qui devront le faire. »

L’insurgée Erika avait raconté son conte d’une tirade, presque sans faire de pause, comme si elle craignait d’oublier ce qu’elle avait lu.

Pendant que je l’écoutais, j’avais avalé de travers une vache, un éléphant, un chat et un chien, tous en biscuit, hein.

L’insurgée Erika attendit patiemment que je réussisse à tout avaler (la boulette constituée par les biscuits en forme d’animaux ainsi que l’hypothèse théorique, historique et de dimension du genre qu’elle avait envisagée).

Quand j’ai pu à nouveau respirer, je lui ai dit :

« Il est bien, mais moi, j’avais cru comprendre que c’était un homme qui s’appelait Karl Marx. »

Sans vaciller, l’insurgée Erika m’a rétorqué : « Ah ! Mais ça c’est un conte de ces foutus hommes, moi dans ma tête ce que j’ai compris que c’était une femme. »

Sur quoi l’insurgée Erika est allée prendre son tour de garde au poste de contrôle à l’entrée de la caserne. Évidemment, de mon côté, je lui avais promis de lui donner un livre qui expliquait comment faire des poèmes... ou des bombes yucatèques ! Que pouvais-je faire d’autre ? Au fait, s’il y a quelqu’un qui peut me fournir le titre d’un tel livre, hein, qu’il me l’envoie ici.

C’est fi-ni.

Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, le 3 janvier 2009.

 

[1] Groupe de rock mexicain né en 1983.

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16 juillet 2011 6 16 /07 /juillet /2011 07:09
Sept vents dans les calendriers et dans les géographies d’en bas
Premier vent : une digne jeunesse enragée
lieutenant-colonel insurgé Moisés et sous-commandant insurgé Marcos

jeudi 8 janvier 2009.

 

(SEPT VENTS DANS LES CALENDRIERS ET DANS LES GÉOGRAPHIES D’EN BAS)

Premier vent : une digne jeunesse enragée
(groupe de discussion du 2 janvier).

Compañeros et compañeras,
Bien le bonjour,

C’est le lieutenant-colonel insurgé Moisés, de l’EZLN, qui vous parle.

En premier lieu, nous tenons à remercier le docteur Raymundo et les compañeros et compañeras qui l’assistent dans sa tâche pour l’hébergement qu’ils nous ont procuré pour les jours qui viennent.

Notre réunion se poursuit, autrement dit le Festival de la digne rage.

Souhaitons de tout cœur que nous puissions nous retrouver une fois de plus porteur de la digne rage qui est en chacun et en chacune de nous.

Cette fois-ci, ont répondu à l’appel : 1 155 personnes responsables de 109 stands d’exposition, appartenant à 228 collectifs et organisations en provenance de 27 États de la République mexicaine, sur le plan national.

En ce qui concerne l’international, sont venues : 270 personnes responsables de 139 stands d’exposition, appartenant à 57 collectifs et organisations en provenance de 25 pays du monde.

Ont participé : 90 groupes culturels de musique, de théâtre, de danse, de contes, de marionnettes, de poésie, etc., venus de 10 États mexicains ainsi que d’autres pays.
Chaque jour, plus de 2 000 observateurs sont passés, dont de nouvelles personnes à chaque fois.
Trois expositions de photographie et une exposition de peinture ont été montées.
Vingt-cinq vidéos de lutte au Mexique et dans le monde ont été projetées.

Nous aimerions présenter les compañeros et compañeras de l’EZLN présents pour l’occasion.

Pour rappeler la présence de notre inoubliable compañera commandante Ramona, les compañeras suivantes sont avec nous :
La compañera commandante Susana,
La compañera commandante Miriam,
La compañera commandante Hortensia,
La compañera commandante Florencia,
La compañera Everilda,
La compañera capitaine insurgée Elena,
Ainsi que les compañeros :
Le compañero commandant David,
Le compañero commandant Zebedeo,
Le compañero commandant Tacho,
Le compañero commandant Guillermo.
Également, pour les enfants zapatistes :
La compañera Toñita,
La Lupita et le gamin sous-commandant Marcos.

Bien, compañeras et compañeros.
Nous sommes ici pour nous communiquer les différentes rages que nous possédons, dont nous souffrons dans chacun des pays, dans chacune des villes où chacun et chacune d’entre nous lutte. Dans nos entreprises, dans nos écoles, dans nos terres communales, nos villages, nos ejidos, nos cités.

Nous sommes ici pour nous raconter comment nous luttons et comment nous nous organisons, avec des types de rages différentes, contre le capitalisme néolibéral.

Digne doit être la rage car, faute d’en être ainsi, on se vend, on se rend et on vacille. C’est pourquoi cette rage doit être digne, jusqu’à ce que le peuple commande en obéissant et que le bon gouvernement obéisse.

Il est donc très important que nous nous écoutions et que nous nous rencontrions comme nous le faisons en ce moment. Nous ne sommes pas ici pour faire acte de présence et savoir qui va prendre la direction du nouveau monde que nous voulons.

Non, tous et toutes autant que nous sommes, nous allons forger petit à petit le changement que nous voulons. Chacun et chacune opérera le changement qui lui semble nécessaire, supprimer ce qui ne sert pas et n’aide pas le peuple pauvre, dans ce que nous a laissé le capitalisme.

Il est important que nous nous écoutions parler de la façon dont luttent nos différentes organisations dans le monde et dans chacun des pays, car de cette manière nous nous aidons mutuellement, nous nous communiquons comment mieux évincer le capitalisme et lui fermer le pas, au moment où il prétend régner sur le monde avec son argent.

Nous pensons qu’il est primordial de ne pas perdre cela de vue. Si nous sommes ici, ce n’est pas pour démontrer qui est le plus révolutionnaire, ce n’est pas pour rivaliser à qui en sait plus et qui est moins que l’autre.

Comme je l’ai déjà expliqué, nous sommes ici pour nous aider mutuellement, pour savoir de quelles façons luttent les uns et les autres, dans les parties de ce monde où nous vivons.

Que chacun et chacune communiquent leurs différentes expériences de lutte, afin de voir s’il existe des conditions de lutte et d’organisation en chacun des endroits où nous vivons.

Nous croyons que ce festival est une excellente occasion pour que nos compañeros et compañeras du Congrès national indigène du Mexique se racontent et nous parlent de leur digne rage de lutte car ils ont largement démontré que leur lutte continue toujours et continuera.

Nous croyons aussi qu’ils sont là pour recevoir le foisonnement d’expériences qui seront évoquées au cours des jours qui suivent. Et nous pensons que c’est de cette manière que nous devons tous et toutes être ici, pour donner et pour recevoir.

Voilà l’objectif du Premier Festival mondial de la digne rage.

Merci beaucoup, compañeros et compañeras.

SEPT VENTS DANS LES CALENDRIERS ET DANS LES GÉOGRAPHIES D’EN BAS
Premier vent : une digne jeunesse enragée

Bonsoir,

Sintrófisa, síntrofe, Ekseyerméni Eláda. Emís, i pió mikrí, apó aftí ti goniá tu kósmu se jeretáme. Déksu ton sevasmó mas ke ton zavmasmó mas giaftó pu skéftese ke kánis. Apó makriá mazménume apó séna. Efjaristúme.

(J’espère n’avoir proféré aucune grossièreté. Ce que je voulais dire, c’est : « Compañera, Compañero, Grèce rebelle, Nous, les plus petits, depuis cet endroit reculé du monde, nous te saluons. Reçoit notre respect et notre admiration pour ce que tu penses et ce que tu fais. D’ici, au loin, nous apprenons de toi. Merci. »)

I

Des violences et d’autres choses

Il y a longtemps que le problème posé par les calendriers et les géographies empêche de dormir le Pouvoir et lui a ôté de son lustre. Dans les uns comme dans les autres, il a vu (et verra) l’engrenage reluisant de sa domination se bloquer et se décomposer. De sorte qu’il faut prendre un soin extrême dans le maniement des calendriers et des géographies.

En ce qui concerne les géographies, l’affaire semble entendue : à en croire leur simulacre, la Grèce serait très loin du Chiapas. Tandis qu’à l’école on enseigne qu’un océan sépare le Mexique de la France, du Pays basque, de l’Espagne et de l’Italie. Et quand on regarde une carte, on peut constater que New York se situe très au nord du Chiapas indigène mexicain, chose qui a été réfutée il y a quelques heures à peine par les compañeras et compañeros du mouvement Justicia para El Barrio (Justice pour le Barrio [quartier]). Quant à l’Argentine, elle serait très au sud de ces terres, chose que conteste fermement le compañero de Solano qui vient d’achever son exposé.

En réalité, une telle séparation n’existe ni en haut ni en bas. La brutale mondialisation néolibérale (la quatrième guerre mondiale, comme disent les zapatistes) a placé les lieux les plus distants dans une simultanéité spatiale et temporelle pour le flux des richesses... et pour leur appropriation.

Au diable les contes pleins de fantaisie sur les prétendus découvreurs-conquérants héroïques terrassant par l’épée et par la croix la faiblesse de ceux que l’on « civilisait ». En lieu et place des trois caravelles bien connues, un ordinateur à haut débit. En lieu et place d’un Hernán Cortés, un automate simultané érigé en gouvernement dans le moindre recoin de la planète. En lieu et place d’épées et de croix, une machine de destruction massive et une culture qui partage avec le fast food non seulement son omniprésence (McDonald’s, comme Dieu, est partout), mais aussi son caractère indigeste et son pouvoir nutritif nul.

C’est cette même mondialisation qui fait que les bombes des gouvernements israélien et nord-américain s’abattent sur Gaza en faisant trembler le monde entier.

Avec la mondialisation, le monde entier de l’en haut est mis à notre portée... ou, plus exactement, ouvert à notre regard et à notre conscience. Les bombes qui assassinent des civils palestiniens constituent également un avertissement à retenir et à assimiler. La chaussure lancée sur Bush en Irak est quelque chose qui peut se reproduire n’importe où ailleurs sur le globe.

Tout cela est décidément lié au culte de l’individu. L’euphorie enthousiaste qu’à suscitée chez les bien-pensants cette chaussure lancée sur Bush (qui ne fait que démontrer que le journaliste en question ne sait pas viser) ne revient qu’à célébrer un geste courageux, certes, mais inutile et sans conséquence aucune en ce qui concerne l’essentiel, comme l’a démontré quelques semaines plus tard le soutien inconditionnel apporté par le gouvernement de Bush au crime que perpètre le gouvernement israélien en territoire palestinien, crime qui est soutenu également - que l’on me pardonne d’ôter ses illusions à quiconque avait allumé un cierge au pied de la photo de Barack Obama - par le successeur de Bush.

Et tandis que le coup raté en Irak hérite d’applaudissements, l’insurrection à Gaza ne suscite qu’inquiétude et préoccupation : « On court le risque, nous prévient-on en guise d’exorcisme, que la rébellion en Grèce s’étende au reste de l’Europe. »

Nous avons déjà pu entendre et lire tout ce qui nous a été communiqué par la jeunesse rebelle grecque sur sa lutte et sur ce à quoi elle s’affronte. Nous avons pareillement entendu et lu ce que disent ceux qui se préparent à résister en Italie à la force du gouvernement. De même pour la lutte quotidienne de nos compañeras et compañeros au nord du Nord.

Face à cela, en haut, tout le monde sort son dictionnaire pour y trouver le mot « violence » et l’opposer à « institutionnel ». Après quoi, sans y donner de contexte, c’est-à-dire sans parler de classe sociale, les mêmes accusent, jugent et condamnent.

Ils nous disent que la jeunesse grecque qui met le feu aux poudres dans la péninsule hellénique est violente. Évidemment, on préfère oublier, mutiler, effacer le fait que la police y a assassiné un jeune.

Au Mexique, dans la géographie tracée par la ville du même nom, Mexico, un gouvernement de la gauche institutionnelle a assassiné un groupe de jeunes, des adolescents pour la plupart. Une partie de l’intelligentsia progressiste a conservé un silence complice sous prétexte que cela ne ferait que distraire l’attention du public, que l’on disait concentrée sur le cirque carnavalesque orchestré autour de la prétendue défense du pétrole mexicain. L’agression sexuelle commise ensuite sur des jeunes femmes dans les cellules de la police a été couverte par les grands renforts de tambours et trompettes annonçant une consultation qui a été un échec cuisant. En revanche, aucune condamnation de la violence d’une police qui, contrairement à ce que l’on a dit, n’a pas agi inconsidérément. Cette police a été préparée depuis des années pour réprimer, pour harceler et pour abuser des jeunes, des vendeurs ambulants, des travailleurs et des travailleuses du sexe, des habitants de cités et quiconque conteste le gouvernement des patinoires, des mégaspectacles style Fujimori et des recettes de biscuits. N’oublions pas que la doctrine qui sous-tend les agissements de cette police a été importée à Mexico par l’actuel président mexicain « légitime » quand il était au pouvoir dans le DF.

À Mexico comme en Grèce, les gouvernements assassinent des jeunes.

La paire gouvernementale USA-Israël montre aujourd’hui à Gaza la marche à suivre : il est plus efficace de tuer les habitants quand ils ne sont encore que des enfants.

Auparavant déjà, au Mexique, il y a dix ans selon le calendrier actuel, de jeunes étudiants de l’UNAM ont déclenché un mouvement qui désespérait la gauche bien-pensante, une gauche hystérique, comme aujourd’hui, qui les a furieusement calomniés et discrédités. À l’époque aussi, on a dit que c’était un mouvement violent qui ne visait qu’à distraire l’attention de la grise campagne électorale du gris candidat à la présidence du gris Parti de la révolution démocratique. Dix ans plus tard, aujourd’hui, il convient de rappeler que l’UNAM continue d’être une université publique et gratuite grâce aux efforts acharnés de ces femmes et de ces hommes, de ces jeunes que nous saluons en ce jour.

Cependant, dans notre douloureux Mexique, ceux qui méritent la palme en matière d’us et abus de la tergiversation du terme « violence », ce sont Felipe Calderón Hinojosa et les médias qui l’accompagnent (toujours moins, d’ailleurs). Dans son immense sagesse, monsieur Calderón, amateur des jeux de stratégie en temps réel sur ordinateur (son jeu favori, a-t-il déclaré un jour, est Age of Empires, « L’Époque des empires »), a décidé qu’au lieu de pain et de jeux, le peuple devait recevoir du sang. Étant donné que les hommes politiques professionnels se chargent du cirque et que le pain est une denrée très chère, Calderón, s’appuyant sur un camp de narcotrafiquants, a décidé de faire la guerre à l’autre camp. Violant la Constitution, il a dépêché l’armée pour assurer le labeur de la police, du ministère public, des tribunaux, des gardiens de prison et des bourreaux. Le fait qu’il est en train de perdre cette guerre, personne ne l’ignore sauf les membres de son cabinet ; et le fait que la mort de son partenaire sentimental a été un assassinat, on le sait aussi sans que cela ait besoin d’être publié dans les journaux.

Et dans leur guerre, les forces du cabinet de Calderón ont à leur actif l’assassinat de bon nombre de personnes qui ne devaient rien à personne, d’enfants et de bébés qui n’ont pas encore vu le jour.

Avec Calderón à la barre, le gouvernement du Mexique se tient un pas en avant de celui des États-Unis et d’Israël : lui, il les tue dès qu’ils sont dans le ventre maternel.

On a dit, pourtant, et les éditorialistes et animateurs de radios le répètent encore, que l’on allait employer la force de l’État pour combattre la violence du crime organisé.

Or il est de plus en plus évident que le crime organisé c’est celui qui dirige la force de l’État.

Mais peut-être ne s’agit-il que d’un intelligent stratagème de Calderón, dont l’objectif est de distraire l’attention. Il se peut en effet que le public, occupé comme il l’est par l’échec sanglant de la guerre contre le narcotrafic, ne se rende pas compte de l’échec cuisant de son cabinet en matière de politique économique.

Revenons cependant à la condamnation de la violence qui est faite en haut.

On opère une transformation fallacieuse, une fausse tautologie : en haut, on prétend condamner la violence, mais en fait on condamne l’action.

Pour ceux d’en haut, la contestation est un mal saisonnier du calendrier ou, quand c’est jusqu’au calendrier qui est remis en question, une pathologie cérébrale que l’on soigne, selon certains, à force d’une grande concentration mentale, en se mettant en harmonie avec l’univers, comme ça tout le monde est un être humain... ou un citoyen.

Pour ces violents pacifistes, tout le monde est un être humain. La jeune Grecque qui lève une main brandissant un cocktail Molotov est humaine, comme l’est le policier qui assassine tous les Alexis qui ont existé et existeront dans le monde ; l’enfant palestinien qui pleure à l’enterrement de ses frères tués par les bombes israéliennes est humain, comme l’est le pilote du chasseur bombardier au fuselage arborant l’étoile de David ; monsieur George W. Bush est humain, comme l’est le sans-papiers assassiné par la Border Patrol dans l’Arizona, USA ; le multimillionnaire Carlos Slim est humain, comme l’est la salariée d’un magasin Sanborns qui met trois ou quatre heures pour aller au travail et en repartir et qui est foutue à la porte si elle arrive en retard ; monsieur Calderón, qui se prétend chef de l’exécutif fédéral mexicain, est humain, comme l’est le paysan dépossédé de ses terres ; monsieur López Obrador est humain, comme le sont les indigènes assassinés au Chiapas, qu’il n’a jamais vus ni entendus ; monsieur Peña Nieto, prédateur de l’État de Mexico, est humain, comme l’est le paysan Ignacio del Valle, membre du FPDT (Front communal en défense de la terre), emprisonné pour avoir défendu les pauvres ; bref, les hommes et les femmes qui possèdent richesses et pouvoir sont humains, comme le sont les femmes et les hommes qui n’ont rien d’autre que leur digne rage.

Avec tout ça, en haut, ils n’hésitent pas à demander et à exiger « qu’on dise non à la violence, d’où qu’elle vienne ». « D’où qu’elle vienne », oui, mais en prenant bien soin d’insister lourdement sur la violence qui vient d’en bas.

Selon eux, tous et toutes doivent vivre en harmonie afin de résoudre leurs différences et leurs contradictions et pouvoir crier le slogan « Le peuple armé aussi est exploité », en parlant des soldats et des policiers, s’entend.

Notre position en tant que zapatistes est claire : nous ne soutenons pas le pacifisme brandi comme un étendard pour que ce soit quelqu’un d’autre qui tende la joue, pas plus que nous ne voulons d’une violence encouragée quand ce sont les autres qui fournissent les morts.

Nous sommes ce que nous sommes, avec tout ce qu’il y a de bon et de mauvais en nous et qui constitue notre responsabilité.

Il serait cependant naïf de penser que tout ce que nous avons réussi à faire de bon, y compris le privilège de pouvoir vous écouter et apprendre de vous, aurait été possible sans une décennie entière de préparation pour que voie le jour notre 1er Janvier comme il l’a fait il y a maintenant quinze ans.

Ce n’est ni avec une manifestation ni avec un manifeste des soussignés que nous nous sommes fait connaître. C’est avec une armée en armes, avec des combats contre les forces fédérales mexicaines et avec une résistance armée que nous nous sommes fait connaître au monde.

Nos compañeros et compañeras tués, morts ou disparus, l’ont été dans une guerre violente qui n’a pas commencé il y a quinze ans mais il y a cinq cents ans, deux cents ans, cent ans.

Je ne suis pas en train de faire l’apologie de la violence, je signale un fait vérifiable : en guerre vous nous avez connus, en guerre nous nous sommes maintenus ces quinze dernières années, en guerre nous continuerons jusqu’à ce que cette petit partie du monde appelée le Mexique prenne en main son destin, sans pièges, sans supplantations, sans simulacres.

Le Pouvoir a dans la violence un instrument pour assurer sa domination, mais il en a d’autres dans l’art et la culture, dans la connaissance, dans l’information, dans le système assurant la justice, dans l’éducation, dans la politique institutionnelle et, bien entendu, dans l’économie.

Toute lutte, tout mouvement, dans le cadre de sa propre géographie et de son propre calendrier, doit recourir à diverses manières de lutter. La violence n’est pas la seule et probablement pas la meilleure, mais c’est l’une d’entre elles.

Affronter le canon de fusils avec des fleurs est un beau geste, à tel point que des clichés photographiques sont là pour le graver dans la postérité. Mais il est parfois nécessaire de faire que ces fusils changent de direction et soient pointés vers l’en haut.

L’accusateur et l’accusé

On nous accuse de beaucoup de choses. Nous sommes probablement coupables de certaines d’entre elles, mais pour l’heure je voudrais m’arrêter sur une de ces choses :

Nous n’avons pas remis l’horloge du temps à l’heure de ce 1er janvier-là, pas plus que nous n’en avons fait une fête nostalgique célébrant une défaite, comme l’ont fait avec 1968 certains et certaines appartenant à la génération concernée dans le monde entier, comme on l’a fait au Mexique avec 1988 et même, aujourd’hui, avec 2006. Je reviendrais par la suite sur ce culte maladif des calendriers truqués.

Nous n’avons pas non plus reconstruit l’histoire en signalant que nous sommes ou que nous avons été les seuls ou les meilleurs ou les deux à la fois (ce que fait cette hystérie collective qu’est le mouvement « lopezobradoriste », mais je reviendrai aussi là-dessus).

Il y a eu et il y a des gens qui nous critiquent pour ne pas être passés à la realpolitik en profitant de ce que nos actions en politique, c’est-à-dire notre taux d’audience médiatique, garantissait un bon prix pour notre dignité sur le marché des options électorales (et non politiques).

Concrètement, ces gens-là nous accusent de ne pas avoir succombé à la séduction du pouvoir, cette même séduction qui a fait que des gens de gauche très brillants disent et fassent certaines choses qui feraient honte à n’importe qui.

Ils nous accusent aussi de « déviance ultra » ou de « radicalisme » parce que dans la Sixième Déclaration nous nommons le système capitaliste comme cause des principaux maux dont souffre l’humanité. Ils n’insistent plus trop là-dessus aujourd’hui, parce que même les porte-parole du capital financier de Wall Street le disent.

Au fait, maintenant que tout le monde parle et rabâche sur la crise mondiale, on devrait peut-être se rappeler qu’il y a treize ans, en 1996, elle avait été annoncée par un scarabée digne et enragé. En effet, Don Durito de La Lacandona, dans l’exposé le plus bref qu’il m’ait été donné d’écouter dans ma courte vie, disait : « Le problème avec la globalisation, c’est qu’au bout d’un moment les globes éclatent. »

Ils nous accusent de ne pas nous restreindre à la survie qu’au prix de sacrifices et avec l’aide de ceux d’en bas dans les recoins de cette planète nous avons construite sur ces terres indiennes et de ne pas nous enfermer dans ce que les esprits lucides (c’est le nom qu’ils se donnent) appellent « le laboratoire zapatiste » ou « la commune de La Lacandone ».

Ils nous accusent d’être sortis, plus d’une fois, pour affronter le Pouvoir et rechercher d’autres femmes, d’autres hommes, vous autres, qui s’y affrontent sans fausses consolations ou conformismes.

Ils nous accusent d’avoir survécu.

Non, ils ne parlent pas de notre résistance qui nous permet de dire, quinze ans plus tard, que nous poursuivons notre lutte, et non pas seulement que nous sommes toujours en vie.

Ce qui les dérange, c’est que nous ayons survécu en tant qu’autre référence de lutte, de réflexion critique, d’éthique politique.

Ils nous accusent, qui l’eût cru, de ne pas nous être rendus, de ne pas nous être vendus, de ne pas avoir dévié en chemin.

Ils nous accusent, en somme, d’être des zapatistes de l’Armée zapatiste de libération nationale.

Aujourd’hui, cinq cent quinze ans plus tard, deux cents ans plus tard, cent ans plus tard, vingt-cinq ans plus tard, quinze ans plus tard, cinq ans plus tard, trois ans plus tard, nous disons : nous sommes coupables.

Et, attendu que c’est la manière des néozapatistes, non seulement nous l’avouons, mais nous le célébrons.

Nous n’imaginions pas que cela aurait pu faire mal aux gencives à certains qui là-haut simulent le progressisme ou revêtent les habits d’une gauche d’un jaune délavé ou sans couleur, mais nous le dirons :

L’EZLN vit, vive l’EZLN !

Merci beaucoup.

Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, le 2 janvier 2009.

P.-S. : Sept contes pour Personne.

Conte 1 : Ça s’est passé comme ça...

Nous avons entendu le lieutenant-colonel insurgé Moisés me présenter comme membre de l’enfance zapatiste. Qui sait, c’est peut-être par défi envers le calendrier que les zapatistes en viennent à prendre de l’âge à l’envers, de sorte qu’au lieu des cinq cent dix-sept ans que me donne mon certificat de naissance, je viens d’avoir cinq ans puis ai entamé mes six ans, autrement dit j’ai sept ans maintenant. C’est possible. Après tout, s’il y a bien quelque chose que le zapatisme a démontré, c’est que beaucoup de choses qui semblaient impossibles deviennent possibles avec de l’imagination, de l’ingéniosité et de l’audace.

En défense de mon calendrier de l’absurde, je peux affirmer que je partage avec les petites filles et les petits garçons la phobie des piqûres et un goût forcené pour les contes et récits.

Il y a quelque temps, devisant avec une compañera de la ville, je lui parlais de certaines des choses qui se passent par ici. Elle me disait qu’elle ne me croyait pas. À quoi je lui ai répondu que je la comprenais parfaitement, et d’ailleurs que c’était pour ça que je les racontais sous forme de contes sinon personne n’y croirait.

Dans nos montagnes, il se passe des choses que vous trouveriez sans doute incroyables. Alors, c’est comme ça que je vais vous les raconter, comme si c’était des contes.

Parce qu’il semble en effet incroyable que dans nos montagnes habite un scarabée qui joue les chevaliers errants ; qu’il existe une pierre anticonformiste qui s’entraîne pour devenir nuage ; que le Sup s’acoquine avec des petits garçons et des petites filles zapatistes pour rédiger une partie du Programme national de lutte qui interdit strictement la production, le trafic et la consommation de piqûres ; que le Vieil Antonio surgissent régulièrement pour venir raconter des histoires que lui ont enseignées les tout premiers d’entre les dieux, ceux qui ont accouché du monde ; qu’Elias Contreras, « commission d’enquête de l’EZLN », était déjà mort quand il est allé à la ville pour combattre le Mal et le Méchant ; qu’un homosexuel travailleur sexuel lui sauve paradoxalement la vie, puisqu’il était déjà mort, par un froid matin de la capitale, et qu’il s’exprime parfois en argot de skateur ; que la Toñita ait trois générations et six ans sur le dos et qu’elle débarque sans permission au Commandement général de l’EZLN ; que la Lune prenne parfois une cuite par mal d’amour ; que les petits garçons et les petites filles pensent et agissent comme si le Sup n’était qu’un gamin parmi tant d’autres mais qui n’a pas abandonné cette tétine bizarre qui émet de la fumée ; que l’insurgée Erika ait refondu le marxisme avec une tendance franchement féministe ; que l’autre jour on ait lancé une bombe dans une caserne zapatiste et que personne ne soit mort ; qu’Ombre le Guerrier ait été maudit par une Lune rancunière et dépitée, mais qui continue pourtant à vouloir se perdre ; qu’il y ait un hibou qui, au lieu du grec et du latin, étudie les catalogues de lingerie féminine ; qu’il existe une petite fille qui s’appelle Décembre et qui, comme son nom l’indique, est née en novembre ; ou que Moy sache parfaitement que quand on ne trouve pas le Sup au Commandement général, il faut aller le chercher tout en haut du fromager.

Alors, au lieu de discuter sur la véracité d’événements aussi quotidiens dans nos montagnes, me voilà, moi, un sous-commandant quelconque, et je vous le raconte comme si c’était un conte.

Il y a quelques instants, nous avons remis à la compañera qui nous a parlé de la Grèce insurgée un tableau peint par Beatriz Aurora, une compañera de la ville. Le tableau en question montre avec beaucoup de couleurs la ville de San Cristóbal de Las Casas, au Chiapas, et dans chaque couleur on pointe les lieux où travaillent des personnes qui luttent comme nous, mais sans armes ni passe-montagnes.

On comprendra sans doute mieux la signification d’un tel présent après avoir entendu ce que je vais vous raconter maintenant.

Il y a quinze ans, nos troupes se sont emparées de sept chefs-lieux : Altamirano, Chanal, Las Margaritas, Ocosingo, Oxchuc et San Cristóbal de Las Casas. Les forces gouvernementales qui les gardaient se sont rendues ou avaient été surprises.

Il est fort possible que ce soit la prise de cette ville où nous sommes réunis aujourd’hui, San Cristóbal de Las Casas, bastion ladino du racisme, qui est ce qui nous a fait connaître au monde. Peut-être bien.

Ce que je sais, en tout cas, c’est que c’est la prise d’Altamirano, de Las Margaritas et d’Ocosingo qui a assuré notre domination sur le territoire et qui nous a permis de nous emparer des bonnes terres cultivables, de les reprendre après cent ans de spoliation. La prise des terres a été la base économique sur laquelle s’est construite l’autonomie zapatiste.

J’ai déjà évoqué ce point il y a un an, mais les personnes qui voudraient creuser cette question devront faire des recherches dans Internet ou en dégoter une édition marginale car il semble bien que tout ce qui n’est pas pour ou contre le mouvement « lopezobradoriste » n’est pas publié.

Parlant d’imagination, d’ingéniosité et d’audace pour rendre possible l’impossible, les récits que je vais vous narrer ne sont pas des contes et ne sont pas zapatistes. Maisils se réfèrent à ce qui s’est passé il y a quinze ans, à ce qui a ébranlé le monde et, comme on le verra, l’inframonde des indigènes.

L’un de ces récits provient d’un indigène tsotsil partisan du gouvernement, l’autre d’un indigène non zapatiste qui survit en vendant ses produits sur le marché de San Cristóbal. Il s’agit de la traduction en espagnol d’une traduction en anglais d’une traduction en espagnol de récits en tsotsil, aussi ce que vous allez entendre est-il un texte très épuré dans sa rédaction comme dans son vocabulaire.

Traduction par Jan Rus, de Indigenous Revolts, de Marián Perez Tzu, pp. 122-128, Grosnor & Ouweneel, Cedia éditeur, Amsterdam, 1996. Repris dans Antigua y nueva palabra. Antología de la literatura mesoamericana desde los tiempos precolombinos hasta el presente, Miguel León-Portilla et Earl Shorris, avec Sylvia S. Shorris et Ascensión H. de León-Portilla, pp.732-733, éd. Aguilar, Mexique, octobre 2004.

Alors voilà.

Début janvier : préparatifs et petite visite.

Avant l’invasion de San Cristóbal, tout le monde parlait continuellement de la manière dont les soldats de la base militaire qui surveillait l’entrée sud de la ville avaient piégé tous les alentours de leur caserne et de comment ils avaient disposé des mines pour qu’il ne vienne jamais à l’idée de personne de les attaquer. Si les pauvres indigènes osaient poser un problème, disait-on, les soldats en auraient vite fini avec eux sur place, avant même qu’ils puissent sortir de la forêt. Les officiers de l’armée (mexicaine) sont passés maîtres dans l’art de tuer, disait-on, et tout ce qu’ils ont à faire tous les jours, leur seule tâche, c’est d’apprendre aux nouvelles recrues à tuer. Et comme si tout cela ne suffisait pas à repousser un groupe de paysans pouilleux, entendait-on tout le monde raconter, les soldats avaient tout un stock de bombes dans leur caserne. Et ces bombes ne sont que des bombes spéciales pour tuer des Indiens !

K’elavil, écoute voir, selon ce que l’on racontait, les soldats avaient entouré leurs baraquements d’un fil spécial, connecté à une mine tous les mètres. Si ces maudits Indiens avaient la mauvaise idée de s’approcher un jour, disait-on, tout ce que les soldats avaient à faire était de se lever de leurs couchettes et de toucher le fil avec un bout de métal - comme une boîte de bière en fer blanc, par exemple - et toutes les mines exploseraient. Pareil si les Indiens essayaient de couper le fil.

Bien entendu, les soldats ont la réputation de ne jamais dormir, aussi les Indiens ne pourraient-ils même pas s’approcher des mines. Les soldats s’imaginaient tout simplement que personne ne serait capable de s’approcher de leur ligne de mines. Pourtant, en dépit de tous ces préparatifs, qu’est-ce qui est arrivé ? Le 1er janvier (1994), les soldats étaient bel et bien réveillés quand les zapatistes sont entrés dans San Cristóbal ! Oui, mais ils ronflaient ! Ils n’ont pas vu les zapatistes passer les postes de contrôle avec tous les autres passagers dans des autobus de deuxième classe, de simples camions. Ils n’ont pas vu les zapatistes descendre des camions à la gare routière et marcher sur le centre-ville. Ils n’ont rien vu ! Et quand les soldats se sont réveillés, les zapatistes avaient déjà encerclé le siège du gouvernement et avaient déjà placé leurs propres sentinelles tout autour de la ville ! Au bout du compte, c’est l’armée qui est restée enfermée au dehors de la ville, coincée dans ses baraquements ! Les zapatistes ont été victorieux en les ignorant, tout simplement ! Ce n’est que le lendemain, quand ils en ont eu terminé avec ce qu’ils avaient à faire en ville, que les zapatistes sont allés rendre une petite visite aux soldats !

Les zapatistes ne sont que des indigènes, mais ce que les officiers de l’armée ont oublié c’est que les Indiens sont aussi des êtres humains. Et comme ce sont des êtres humains, ils pouvaient eux aussi être armés et entraînés comme des soldats. Tout ce dont ils avaient besoin c’est d’avoir une idée. Et quand ils ont eu une idée, le développement de leur pensée a été supérieur à celle de l’armée ! Ils ont humilié des officiers passés maîtres dans l’art de tuer ! Depuis ce jour-là, nous tous les indigènes, même ceux qui comme moi ne sont pas les ennemis du gouvernement, nous ressentons une sorte de rire nous démanger la gorge.

S’il y a bien quelque chose de triste dans tout ça, c’est que, bien qu’ils soient des être humains, à partir de là les zapatistes ont été obligés de vivre en ce cachant, jusqu’à aujourd’hui. Ils ne peuvent pas dormir dans leurs propres lits, ils ne peuvent pas vivre dans leurs foyers, ils doivent restés tapis dans des grottes dans la forêt. Même quand ils veulent voir des enfants, comme tout le monde, ils doivent avoir des relations dans les grottes. Comme les tatous !

Fin du premier récit.

Et puisque nous parlons de calendriers d’en haut et d’en bas, rappelons que quinze ans ont passé aussi depuis l’entrée en vigueur de l’Alena. Alors, voici quelque chose sur les Accords de libre-échange...

Fin juin (janvier) : vers un marché libre.

Pendant plus ou moins les deux premières semaines du siège de San Cristóbal, aucun fonctionnaire ladino ne s’est laissé voir en public, pas plus que des policiers, pas même un agent de la circulation ou un collecteur de taxes du marché. Pas un seul. Ils avaient tous disparu ! Ils avaient tellement peur des zapatistes qu’ils se sont terrés. Mais dès l’instant où ils ont été sûrs que l’armée zapatiste s’était retirée et qu’elle ne reviendrait pas, alors là, paf, aussitôt les agents de la circulation ont refait surface et ôté les plaques des véhicules, la police municipale a recommencé à cogner sur les ivrognes et les collecteurs d’impôts à courser les pauvres femmes qui essayaient de vendre leurs tomates et leurs citrons au coin des rues. Subitement, quand les zapatistes sont partis, ils ont cessé d’avoir peur. Mais tout le temps que les zapatistes étaient ici, ils sont restés tapis chez eux dans leurs chambres, tous les rideaux fermés, tremblant de peur. Ils n’arrivaient même pas à coucher avec leur femme tellement ils avaient la trouille.

Vous vous rendez compte de ce que ça veut dire ? Qu’ils avaient peur des indigènes ! Parce que c’est ce que sont les zapatistes, des indigènes. Quand nous, les autres indigènes, nous nous en sommes rendu compte, nous nous sommes tout de suite sentis plus forts. Forts comme les zapatistes. Les métis de San Cristóbal nous avaient toujours méprisés, rien que parce que nous ne parlions pas correctement l’espagnol. Mais maintenant, tout avait commencé à changer.

Pour vous donner un exemple, à la mi-janvier, quand les fonctionnaires restaient encore cachés chez eux, les indigènes qui vendaient du charbon de bois se sont réunis et ont constitué l’organisation zapatiste de vendeurs de charbon de bois. Après, sans demander la permission à personne, ils ont quitté le terrain vague où on les avait toujours obligés à rester auparavant pour s’installer dans la rue exactement à côté du marché municipal.

Le charbon de bois, c’est particulièrement sale. Ça couvre tout ce qui est autour d’une poussière noire. C’est pour ça que les employés du marché les avaient toujours maintenus à l’écart de la section du marché que fréquentaient « les gens décents » et les touristes. Mais comme il n’y avait plus personne pour les en empêcher, les vendeurs de charbon de bois ont enfin pu être à côté de tous les autres.

Il y avait aussi beaucoup d’autres indigènes qui étaient toujours relégués loin du marché. Quand ils ont vu que les vendeurs de charbon de bois avaient changé d’endroit sans demander l’autorisation de personne, ils ont commencé à venir demander si eux aussi pouvaient le faire. Sapristi ! Rapidement, il y a eu deux cents personnes assises alignées en rangs bien ordonnés qui vendaient leurs légumes, leurs fruits et leur charbon de bois, sur le parking où auparavant les riches garaient leurs véhicules ! Le premier jour où elles se sont installées, le dirigeant des vendeurs de charbon de bois les a haranguées. « Frères et sœurs, s’est-il exclamé, ne craignez rien ! Nous sommes nombreux à vendre ici, dans cette rue. Permettons à tous ceux qui ont toujours été forcés de vendre plus loin, au pied des camions, à tous ceux qui ont toujours été rejetés loin du marché, de venir s’installer ici, au centre-ville, avec nous. Permettons-leur de venir occuper un emplacement dans les rangs que nous avons formés et nous verrons bien si les fonctionnaires du marché osent dire quoi que ce soit ! Je n’ai qu’une chose à dire à tous ceux qui viendront nous rejoindre : je ne veux pas entendre quelqu’un parler de peur ! Si nous restons unis et fermes, nous n’avons rien à craindre ! » Sur quoi tous les vendeurs indigènes se sont levés d’un bond, lui répondant joyeusement : « Nous sommes avec toi ! »

Ce qui fait que tôt tous les matins, tous ces gens venaient s’installer en rangs bien ordonnés et étendaient soigneusement leurs marchandises par terre.

Arriva finalement le jour où l’administrateur du marché est revenu. Comme c’était le chef responsable du marché et de toutes les rues avoisinantes, il s’est planté devant le premier vendeur de charbon de bois qu’il a trouvé et lui a demandé qui l’avait autorisé à venir vendre ici. « Personne n’a à nous donner d’autorisation puisque nous appartenons à une organisation, lui a rétorqué le vendeur. » L’autre a hurlé : « De quelle putain d’organisation tu parles ? Enlève-moi toute cette merde de là et fous le camp avant que je m’énerve ! Je ne veux pas entendre un mot de plus de qui que ce soit, bande de trouillards. Tu vas obéir, fils de pute ? »

Mamma mia, il était vraiment hors de lui ! Après un instant, le vendeur lui a répondu avec fermeté : « Non, nous ne bougerons pas d’ici, nous sommes pauvres et humbles et nous avons besoin de vendre pour pouvoir manger. » Alors, le dirigeant des vendeurs de charbon de bois a pris la parole, s’adressant calmement au responsable du marché : « Tu te montres bien courageux, aujourd’hui, mais quand les zapatistes étaient là, tu n’as pas dit un mot parce que tu t’es caché sous les jupes de ta femme. Tu n’as rien osé dire jusqu’à maintenant. C’est qui, alors, le trouillard ? Il vaudrait peut-être mieux pour toi que tu la fermes, parce que si tu n’arrêtes pas de jacasser on s’arrangera pour que le chef des zapatistes sache comment tu t’appelles et nous lui ferons savoir le genre d’homme que tu es. Tu gagneras peut-être aujourd’hui, mais tu ferais bien de penser à ce que ça va te coûter plus tard ! »

Boudiou ! Jamais auparavant un Indien n’avait parlé de cette façon à l’administrateur ! Il a commencé à trembler, va-t-en savoir si c’était de peur ou de rage, et puis il a fait volte-face et a disparu sans un mot, entraînant avec lui tous ses collecteur de taxes.

Les choses en sont restées là jusqu’à début mars. Grâce aux zapatistes, les Indiens sont en train d’apprendre à redresser la tête...

Merci beaucoup et à demain.

Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, le 2 janvier 2009.

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16 juillet 2011 6 16 /07 /juillet /2011 07:08
Paroles du commandant David à quinze ans du soulèvement zapatiste
Communiqué du CCRI-CG de l’EZLN

dimanche 4 janvier 2009.

 
Communiqué du CCRI-CG de l’Armée zapatiste de libération nationale,
à quinze ans de son soulèvement armé.

(Transcription du message lu en espagnol par le commandant David et en tzotzil par le commandant Javier.)

Les zapatistes, les peuples indigènes qui se sont proposés de lutter pour un monde meilleur et plus humain, sont de plus en plus persécutés et attaqués dans tous les domaines par les mauvais gouvernants de notre pays, par les puissants et par les partis politiques.

Quinze ans durant, nous avons dû constamment affronter les menaces, le harcèlement et les persécutions ainsi que les attaques lancées contre nous par l’armée et les groupes paramilitaires. Le mauvais gouvernement, les partis politiques et leurs alliés, parmi lesquels il y a même des gens pauvres, ne cessent de nous attaquer de toutes sortes de manières dans le but de stopper les progrès de notre lutte et de détruire notre base sociale, les peuples en résistance.

Quinze ans durant, le mauvais gouvernement a créé, financé et entraîné des groupes paramilitaires dans toutes les communautés, qui ont pour fonction de provoquer, de menacer et de diviser nos peuples.

Pour tenter d’affaiblir notre base sociale, le mauvais gouvernement n’a cessé de distribuer des aumônes à travers ses programmes d’assistance aux familles affiliées aux partis politiques, dans le but de contenter et de faire taire les gens pauvres et d’apaiser leur faim.

Le mauvais gouvernement a tenté de convaincre nos bases de soutien en achetant leur conscience, en leur promettant de meilleures conditions de vie afin qu’elles oublient leurs morts et leurs justes revendications. Il y a malheureusement des frères indigènes qui sont tombés dans le piège tendu par le mauvais gouvernement et qui croient que leurs conditions de vie vont s’améliorer sans avoir à lutter.

Mais nous les zapatistes, nous n’avons pas pris les armes pour demander des miettes ou pour que l’on nous traite de mendiants. Nous, nous nous battons pour une véritable démocratie, une véritable liberté et pour une véritable justice pour tous. Nous luttons pour le bien de l’humanité et contre le néolibéralisme. Nous luttons pour un monde plus juste et plus humain. Pour un monde où aient leur place tous les habitants de notre planète.

Les mauvais gouvernements, les puissants, eux qui se considèrent seigneurs et maîtres de tout, s’acharnent à piller les richesses de nos peuples, à ravager la nature et à détruire l’humanité.

Il est nécessaire et urgent que tous les gens bons et honnêtes de notre pays et de tous les pays du monde unissent leur parole, leurs luttes, leur résistance et leur digne rage. Nous avons l’espoir qu’un autre monde est possible.

C’est pourquoi nous demandons et invitons tous nos frères et sœurs, tous les compañeros et compañeras du Mexique et du monde à s’organiser et à s’unir, au sien de leurs communautés, contre un ennemi commun. Il nous faut cependant chercher la manière et les mécanismes qui permettent d’unir et de mondialiser nos luttes, nos résistances et notre rébellion.

Ce ne sera possible que si nous nous proposons d’unir nos pas et de lutter ensemble sans qu’importent les temps et la distance que nous rencontrerons.

Frères et sœurs, compañeros et compañeras, faisons marcher nos étendards de lutte, faisons fortes et grandes notre lutte, notre résistance, notre digne rage et rébellion.

Nous les zapatistes, les peuples originaires de ces terres, nous allons poursuivre la lutte que nous avons commencée. Nous allons continuer à résister avec dignité et rébellion aux coups que nous porte le mauvais gouvernement.

Au long de ces quinze ans pendant lesquels on n’a cessé de nous frapper, nous avons appris à résister et à survivre, mais nous l’avons fait aussi parce que nous avons compté avec le soutien et la solidarité de nombreux frères et sœurs au Mexique et dans le monde.

C’est de cette manière que nous avons commencé à construire nos autonomies aux différents niveaux, au niveau de la santé, de l’éducation, de la commercialisation de nos produits et dans l’autogouvernement de nos peuples.

À force de beaucoup d’efforts et en affrontant de grandes difficultés, nous avons essayé de faire quelques pas en avant, mais cela ne suffit pas encore pour résoudre les problèmes et satisfaire les immenses besoins de nos communautés.

Nos autorités ont tenté de résoudre les problèmes de nos communautés et de satisfaire certains de leurs nombreux besoins, mais la plus grande partie de nos besoins n’a toujours pas trouvé de solution. La faim, la misère et les maladies ne cessent d’augmenter jour après jour.

En dépit de tout cela, nous poursuivons notre lutte parce que nous ne trahirons pas le sang versé par nos morts qui se sont battus au point de donner leur vie pour la démocratie, la liberté et la justice. Nous suivrons l’exemple de nos frères et de nos sœurs et nous resterons fidèles à notre devise, lutter pour la patrie ou mourir pour la liberté.

Comité clandestin révolutionnaire indigène - Commandement général de l’Armée zapatiste de libération nationale.

Du Caracol II, Oventik, zone des Altos de Chiapas, Mexique.

Le 1er janvier de l’année 2009.

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16 juillet 2011 6 16 /07 /juillet /2011 07:07
Sur la préparation du Premier Festival mondial de la digne rage
Communiqué de la Commission Sexta et de la Commission intergalactique de l’EZLN

dimanche 30 novembre 2008.

 

 

Communiqué du Comité clandestin révolutionnaire indigène - Commandement général
de l’Armée zapatiste de libération nationale.
Mexique.

Commission Sexta et Commission intergalactique de l’EZLN.

Le 26 novembre 2008.

Aux adhérent-e-s à la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone au Mexique et dans le monde,
Aux invité-e-s au Premier Festival mondial de la digne rage,
Au peuple du Mexique,
Aux peuples du monde,

Compañeras et compañeros,
Frères et sœurs,

Nous nous adressons à vous à l’occasion des préparatifs de la célébration du Premier Festival mondial de la digne rage.

Premier point. Nous avons reçu, jusqu’à présent, la confirmation de la présence de personnes, de groupes, de collectifs et d’organisations issus, en plus du Mexique, des pays suivants :

Iran, Pays basque, Argentine, Cuba, Italie, Chili, France, Angleterre, États-Unis d’Amérique, Autriche, Brésil, Venezuela, Suède, Belgique, Costa Rica, Allemagne, État espagnol, Norvège, Suisse, Grèce.

Deuxième point. De notre pays, le Mexique, assisteront des compañeras et compañeros de l’Autre Campagne, issus des différents États de la République, qui luttent par les médias alternatifs, pour la défense des droits humains, dans les écoles et les universités, contre la répression, pour le retour des disparus et la libération des prisonniers politiques, dans des organisations sociales et politiques, dans les domaines de l’art et de la culture, dans les syndicats, pour les droits des femmes, avec les travailleurs et les travailleuses des maquiladoras dans les recoins du nord du Mexique, pour l’environnement, pour la diversité sexuelle, avec le mouvement enseignant, dans les champs, avec les travailleurs et travailleuses du sexe, et la lutte considérable du Congrès national indigène.

Troisième point. Les 26, 27, 28 et 29 décembre 2008, au cours desquels le festival sera célébré dans la ville de Mexico, quelques-unes des activités programmées sont les suivantes :

26 décembre 2008

10 heures. OUVERTURE.

11 heures. Les Quatre Roues du capitalisme : EXPLOITATION. Forum ouvert avec la participation de travailleurs et de travailleuses de maquiladoras de Basse-Californie et du Tamaulipas, de la Confédération générale des travailleurs (État espagnol), d’ouvriers de Solano (Argentine) et de travailleurs du Moyen-Orient (Iran), ainsi que tous les travailleurs et les travailleuses qui souhaitent participer et le font savoir au préalable.

Modérateur : Centre d’analyses multidisciplinaire de l’UNAM (Mexique).

17 heures. Les Autres Chemins : UNE AUTRE VILLE. Forum ouvert avec la participation de l’Union nationale des organisations populaires de gauche indépendante, UNOPII (Mexique), l’Union ouvrière et socialiste, UNÍOS (Mexique), jeunes des collectifs anarchistes, punk et libertaires (Mexico), la Brigade des rues (Mexique), ainsi que tous ceux qui luttent dans les villes, qui souhaitent participer et le font savoir au préalable.

Modérateur : UNOPII (Mexique).

27 décembre 2008

11 heures. Les Quatre Roues du capitalisme : SPOLIATION. Forum ouvert avec la participation du Congrès national indigène (Mexique), d’habitants et d’habitantes de Lomas de Poleo (Ciudad Juárez, Mexique), l’Association des conseils indigènes du nord de Cauca (Colombie), ainsi que tous ceux qui ont quelque chose à dire sur la spoliation capitaliste, qui souhaitent participer et le font savoir au préalable.

Modérateur : Bárbara Zamora (Mexique).

17 heures. Les Autres Chemins : D’AUTRES MOUVEMENTS SOCIAUX. Forum ouvert avec la CNUC-Tlaxcala (Mexique), Force indigène chinantèque (Mexique), Front du peuple (Mexique), Colonia Blanca Navidad, de Nuevo Laredo (Mexique), Front populaire Francisco Villa indépendant (Mexique), CACTO-Oaxaca (Mexique).

Modérateur : CNI (Mexique).

28 décembre 2008

11 heures. Les Quatre Roues du capitalisme : RÉPRESSION. Forum ouvert avec des femmes du Sinaloa et du Chihuahua (Mexique), message des prisonniers politiques d’Atenco, message enregistré de Gloria Arenas, prisonnière politique (Mexique), collectif Nous sommes tous prisonnier-e-s (Mexique), Réseau national contre la répression et pour la solidarité (Mexique), Bárbara Zamora (Mexique).

Modérateur : UNÍOS (Mexique).

17 heures. Les Autres Chemins : UNE AUTRE HISTOIRE, UNE AUTRE POLITIQUE. table ronde avec la participation de John Holloway, Felipe Echenique (Mexique), Francisco Pineda (Mexique), Raúl Zibechi (Uruguay), Olivier Besancenot (France), Mónica Baltodano (Nicaragua), Sergio Rodríguez Lascano (Mexique).

Modérateur : Revue Rebeldía (Mexique).

29 décembre 2008

11 heures. Les Quatre Roues du capitalisme : MÉPRIS. Forum ouvert avec le collectif anarcho-punk La Kurva (Mexique), Congrès national indigène (Mexique), Assemblée nationale des braceros (Mexique), Mercedes Oliveira (Mexique).

Modérateur : CNI (Mexique).

Quatrième point. Pour la série de conférences magistrales qui seront prononcées à San Cristóbal de Las Casas, Chiapas, du 2 au 5 janvier 2009, les personnes suivantes ont confirmé leur participation :

Adolfo Gilly (Mexique)
Arundhati Roy (Inde) (enverra sa contribution)
Pablo González Casanova (Mexique)
Bárbara Zamora (Mexique)
Mónica Baltodano (Nicaragua)
Carlos Aguirre Rojas (Mexique)
Luis Villoro (Mexique)
Raúl Zibechi (Uruguay)
Oscar Olivera (Bolivie)
Carlos González, CNI (Mexique)
Michael Hardt (États-Unis)
Juan Chávez, CNI (Mexique)
Walter Mignolo (Argentine)
John Berger (Angleterre) (enverra sa contribution)
Pier Luigi Sullo (Italie)
Olivier Besancenot (France)
Sylvia Marcos (Mexique)
Jaime Pastor (État espagnol)
Jotxe Iriarte (Pays basque)
Mouvement des sans-terre (Brésil)
Paulina Fernández (Mexique)
Sergio Rodríguez Lazcano (Mexique)
Marcos Roitman (Chili et État espagnol)
Vía Campesina (international)
Gustavo Esteva (Mexique)
Jean Robert (Suisse)

Cinquième point. Du côté de l’EZLN, les compañer@s suivants ont confirmé leur participation en tant que modérateurs ou participants (ou comme perturbateurs, si vous voyez à qui je pense) aux conférences prononcées au Chiapas :

commandante Susana
commandante Miriam
commandante Hortensia
commandante Florencia
commandante Everilda
commandant David
commandant Zebedeo
commandant Tacho
commandant Guillermo
lieutenant-colonel insurgé Moisés
capitaine insurgée Elena
niña Lupita
niña Toñita

Sixième point. Pour les invitations, nous avons procédé avec les coordonnées que nous avions, ceux des adhérents à la Sixième Déclaration, les contacts réalisés au cours de la tournée de l’Autre Campagne et le répertoire de soutien aux différentes activités publiques de l’EZLN. Si quelque personne, groupe, collectif ou organisation, au Mexique ou dans le monde, n’a pas été invité-e, c’est certainement parce que nous n’avons pas ses coordonnées. C’est pourquoi nous vous demandons avec respect de nous en excuser et de vous mettre en contact avec la page Internet d’Enlace Zapatista, dans la section qui correspond au Festival mondial de la digne rage.

Septième point. Nous précisons que les invitations sont des invitations à participer en tant qu’exposants. L’entrée à toutes les activités du festival est libre et ouverte à toute personne qui souhaite assister au festival et connaître la digne rage qui s’organise au Mexique et dans le monde.

Quelques détails techniques et de procédure seront communiqués par l’équipe de soutien à l’organisation du festival, sur la page électronique d’Enlace Zapatista, dans la section correspondant au Festival mondial de la digne rage.

C’est tout pour le moment, nous continuerons à transmettre les informations.

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16 juillet 2011 6 16 /07 /juillet /2011 07:07
Convocation au Premier Festival mondial de la digne rage
Communiqué du CCRI-CG, de la Commission Sexta et de la Commission intergalactique de l’EZLN

jeudi 30 octobre 2008.

 

 

Communiqué du Comité clandestin révolutionnaire indigène - Commandement général
de l’Armée zapatiste de libération nationale.
Commission Sexta - Commission intergalactique de l’EZLN.
Mexique.

Les 15 et 16 septembre 2008.

Aux adhérent-e-s à la Sixième Déclaration et à l’Autre Campagne,
Aux adhérent-e-s à la Zezta internationale,
Au peuple mexicain,
Aux peuples du monde,

Compañeras et compañeros,
Frères et sœurs,

Voici de nouveau notre parole.
Voici ce que nous voyons, voici ce que nous observons.
Voici ce qui nous vient aux oreilles, ce que perçoit notre cœur brun.

I

Là-haut en haut, ils voudraient répéter la même histoire.
Ils veulent de nouveau nous imposer leur calendrier de mort, leur géographie de destruction.
Quand ils ne nous dépossèdent pas de nos racines, ils les détruisent.
Ils nous volent notre travail, notre force.
Nos mondes, la terre, ses eaux et les trésors qu’elle recèle, ils les laissent sans humains, sans vie.
Dans les villes, ils nous persécutent et nous en chassent.
Les campagnes meurent et nous tuent.
Et le mensonge se fait gouvernement, tandis que la spoliation arme ses polices et ses armées.
Dans le monde, nous sommes des illégaux, des sans-papiers, des indésirables.
Persécuté-e-s et traqué-e-s nous sommes.
Femmes, jeunes, enfants et anciens meurent dans la mort et meurent dans la vie.
Et en haut, ils prêchent pour l’en bas la résignation, la défaite, le renoncement, l’abandon.
Ici en bas, il ne nous restera bientôt plus rien.
Rien que la rage.
Rien que la dignité.
Notre souffrance ne trouve aucune oreille attentive, si ce n’est celle des autres qui sont comme nous tous et nous toutes.
Personne, nous ne sommes personne.
Nous sommes seuls, et il ne nous reste plus que notre dignité et notre rage.
Rage et dignité sont les ponts tendus, ce sont nos langages.
Eh bien, écoutons-nous, connaissons-nous donc.
Que grandisse notre courage et qu’il se fasse espoir.
Que la dignité originelle soit retrouvée et que naisse un autre monde.
Nous avons vu et écouté.
Faible est notre voix pour se faire l’écho de cette parole, petit est notre regard pour autant de rage et aussi digne.
Nous bien voir, nous regarder, nous parler, nous écouter, c’est ce qu’il faut.
Autres femmes, autres hommes nous sommes, ce qui est autre.
Si ce monde n’a pas de place à nous accorder, à tous et à toutes, eh bien, c’est qu’il faut créer un autre monde.
Sans autre outil que la rage, sans autre matériau que notre dignité.
Il nous manque de nous rencontrer plus, de nous connaître.
Il reste à faire ce qu’il reste à faire...

II

Trois ans après la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone, l’EZLN a engagé une réflexion collective, qui s’est nourrie des perspectives plus larges que nos compañeras et compañeros de l’Autre Campagne au Mexique et de la Zezta internationale dans le monde nous ont généreusement offertes.

Ce que nous avons vu et entendu, tantôt directement, tantôt dans les paroles et les regards des autres femmes et des autres hommes, est loin d’être négligeable.

Si profonde est la rage que nous avons perçue et si grande la dignité que nous avons rencontrée que nous avons pensé que nous étions encore plus petits que ce que nous croyions.

Au Mexique et sur les cinq continents, nous avons trouvé ce dont nous ne faisions que pressentir l’existence quand nous avons entamé cette sixième étape qui est la nôtre : un monde existe, il y a un autre chemin.

Si la catastrophe qui se rapproche peut être évitée et si l’humanité dispose d’une autre chance, ce sera grâce à l’existence de ces autres femmes et de ces autres hommes qui, en bas et à gauche, non seulement résistent, mais esquissent aussi la possibilité de quelque chose d’autre.

De quelque chose de différent de ce qu’en haut on imagine.

Dans l’impossible géométrie du Pouvoir politique, les intégrismes sont équitablement partagés : les droites se font extrêmes droites et les gauches institutionnelles tournent à l’impossible droite éclairée. Ceux qui se plaignent, dans la presse progressiste, que les fanatiques de la presse opposée censurent, déforment et calomnient leur caudillo, à leur tour censurent, déforment, calomnient et se taisent devant tout autre mouvement qui ne s’est pas soumis aux diktats d’un petit chef et distribuent sans aucune pudeur condamnations et absolutions alignées sur un absurde taux d’audience médiatique. Fanatiques de l’un et l’autre bord débattent des mensonges grimés en vérités, les crimes n’ayant que la valeur de l’espace médiatique qu’ils occupent. L’ensemble n’est pourtant qu’un pâle reflet de ce qui se passe réellement en politique.

L’écœurement face au cynisme et à l’incompétence des classes politiques traditionnelles s’est peu à peu mué en colère. Parfois une telle colère suit l’espoir d’un changement qui emprunte les éternels sentiers battus, pour se heurter soit à une déception qui paralyse, soit à la force de l’arbitraire qui soumet toutes les volontés. Le Nord turbulent et brutal recommence ses manigances. Quand il ne sponsorise pas des fraudes électorales (comme il le fait au Mexique), il soutient, alimente et finance des coups d’État (comme il essaie de le faire aujourd’hui en Bolivie et au Venezuela). La guerre reste sa diplomatie internationale par excellence : l’Irak et l’Afghanistan brûlent, mais, au grand dam de ceux d’en haut, ils ne se consument pas.

La volonté d’imposer des hégémonies et l’homogénéité à l’échelle mondiale trouve dans les nations, dans les régions et dans les petites agglomérations les apprentis sorciers disposés à mettre en scène l’impossible retour à un passé dans lequel le fanatisme était loi et le dogme tenait lieu de science. Pendant ce temps, les classes politiques qui gouvernent ont trouvé dans l’univers du boniment le déguisement approprié pour pouvoir occulter leur entrée dans le milieu du crime organisé.

Fatiguée à l’extrême de tant d’avarice, notre planète commence à faire payer la dette impossible à rembourser de sa destruction. Mais les catastrophes « naturelles » sont de classe, elles aussi, et leurs ravages se font sentir surtout chez ceux qui n’ont rien et ne sont rien. Devant cet état de fait, la stupidité du Pouvoir est sans limites : des millions et des millions de dollars sont consacrés à fabriquer de nouvelles armes et à installer toujours plus de bases militaires. Le pouvoir du capital ne s’inquiète pas de former des instituteurs et des institutrices, des médecins, des ingénieurs et des ingénieures, mais des soldats. Ils ne préparent pas des constructeurs et des constructrices, mais toujours plus de destructeurs.

Quiconque cherche à s’opposer à cette folie est poursuivi, emprisonné, assassiné.

Au Mexique, on emprisonne des paysans qui ont défendu leur terre (comme à San Salvador Atenco) ; en Italie, on persécute et on traite de terroristes les gens qui s’opposent à l’implantation de bases militaires ; dans la France de la « liberté, égalité et fraternité », les êtres humains ne sont libres, égaux et frères que si leurs papiers le décrètent ; en Grèce, la jeunesse est un vice qu’il s’agit d’éliminer ; au Mexique encore, mais cette fois dans la ville de Mexico, les jeunes femmes et les jeunes hommes sont criminalisés et assassinés sans provoquer aucune réaction, parce que cela ne figure pas dans l’agenda que dictent en haut ceux de l’un et l’autre bord, tandis qu’une consultation légitime se voit réduite à une lamentable excuse qu’un chef de gouvernement assassin emploie pour se dédouaner ; dans l’Espagne de la moderne Union européenne, on interdit des journaux et on criminalise une langue, l’euskera, pensant sans doute qu’en tuant une parole on tue les gens qui la brandissent tel un étendard ; dans cette Asie si proche, on répond aux revendications des paysans par des aberrations blindées ; dans l’arrogante Union des États-Unis d’Amérique, née du sang des immigrants, on persécute et assassine les autres couleurs qui y travaillent ; dans cette longue souffrance qui a pour nom Amérique latine, on méprise et on humilie le sang à la couleur brune qui en est le pilier ; dans les Caraïbes insoumises, un peuple, le peuple cubain, doit ajouter à la malchance naturelle l’infortune d’un blocus impérial qui n’est pas autre chose qu’un crime impuni.

Dans le moindre recoin de la géographie du monde et tous les jours que comportent ses divers calendriers, celles et ceux qui travaillent, celles et ceux qui font tout fonctionner, sont spoliés, méprisés, exploités, réprimés.

Il y a pourtant encore des occasions, nombreuses, si nombreuses qu’elles nous arrachent un sourire, dans lesquelles les rages cherchent à se frayer leurs propres chemins, nouveaux, autres ; et ce « non » qu’elles poussent ne fait pas désormais que résister, il commence également à proposer, à se proposer.

Depuis notre apparition au grand jour, il y a presque quinze ans, nous avons tout fait pour constituer un pont qui permette aux rébellions de circuler d’un côté à l’autre.

Parfois nous y sommes parvenus, parfois non.

Aujourd’hui, nous ne voyons et sentons pas seulement cette rebelle résistance, sœur et compañera, qui navigue de conserve avec nous et donne haleine à notre pas.

Aujourd’hui, il y a aussi quelque chose qui n’était pas là auparavant ou que nous n’avons pas vu sur le moment.

Il y a une rage créative.

Une rage qui bariole déjà toutes les couleurs des chemins d’en bas et à gauche sur les cinq continents...

III

Pour toutes les raisons exposées, et comme partie intégrante des manifestations organisées pour célébrer le vingt-cinquième anniversaire de la naissance de l’Armée zapatiste de libération nationale, les quinze ans du début de notre guerre contre l’oubli, la cinquième année des conseils de bon gouvernement et la troisième année de l’Autre Campagne et de la Zezta internationale, les hommes, femmes, enfants et anciens de l’EZLN appellent tous les rebelles et toutes les rebelles du Mexique et du monde à célébrer le

PREMIER FESTIVAL MONDIAL DE LA DIGNE RAGE

sur le thème :

UN AUTRE MONDE, UN AUTRE CHEMIN : EN BAS ET À GAUCHE

qui se déroulera dans les lieux suivants et aux dates suivantes :

dans l’autre ville de Mexico, District fédéral, les 26, 27, 28 et 29 décembre 2008.

Dans l’enceinte folklorique de l’association « Los Charros Reyes de Iztapalapa », affiliée au Front populaire Francisco Villa indépendant (UNOPII), avenue Guelatao nº 50, Colonia Álvaro Obregón, district Iztapalapa, à proximité la station de métro Guelatao, où sera organisée l’exposition du même nom.

Ainsi que dans le local d’UNÍOS, rue Dr. Carmona y Valle nº 32, Colonia Doctores, à proximité de la station de métro Cuauhtémoc, où auront lieu d’autres activités.

Au Caracol d’Oventik, au Chiapas, siège du Conseil de bon gouvernement Corazón Céntrico de los Zapatistas delante del Mundo (Cœur central des zapatistes devant le monde), le 31 décembre 2008 et le 1er janvier 2009.

Dans la ville de San Cristóbal de Las Casas, au Chiapas, les 2, 3 et 4 janvier 2009. Dans les locaux du CIDECI, situé Camino Real de San Juan Chamula, sans numéro, Colonia Nueva Maravilla.

Certains des autres thèmes abordés lors de ce festival seront :

- Une autre campagne.
- Une autre politique.
- Une autre ville.
- Un autre mouvement social.
- Une autre communication.
- Une autre histoire.
- Un autre art et une autre culture.
- Une autre sexualité.

Le festival « Un autre monde, un autre chemin : en bas et à gauche » aura les caractéristiques suivantes :

1. Au lieu choisi à México, une grande exposition nationale et internationale sera organisée, où les luttes, les expériences, les rages disposeront d’un espace où elles pourront installer un stand pour y exposer leur lutte et leur courage. Pour que tous et toutes nous puissions les voir, les écouter, les connaître.

2. Au lieu choisi en territoire zapatiste, la dignité et la rage se feront art et culture, musique et chant, parce que la rébellion, ça se danse aussi. Et qu’avec les mots la souffrance se muera en espoir.

3. Au lieu choisi à San Cristóbal de Las Casas, au Chiapas, la parole circulera pour faire naître d’autres mots et apporter force et raison à la rage.

4. Les groupes, collectifs et organisations mexicaines et d’autres pays participant à ce festival ne seront exclusivement que ceux et celles invités pour l’occasion. Pour ce faire, la Commission Sexta de l’EZLN a entamé des consultations avec des organisations politiques et sociales et des collectifs et des groupes anarchistes et libertaires, de communication alternative, artistiques et culturels, de protection des droits humains, de travailleurs sexuels et de travailleuses sexuelles, ainsi qu’avec des intellectuels et militants sociaux, d’anciens prisonniers et prisonnières politiques, tous et toutes adhérents à la Sixième Déclaration ; enfin, avec des groupes, des collectifs et organisations d’autres pays, appartenant tous et toutes à la Zezta internationale. Suite à ces consultations seront fixés les critères pour envoyer les invitations et les critères de participation.

5. Pour les tables de discussion et les conférences magistrales, l’EZLN invitera des organisateurs sociaux et des organisatrices sociales, des penseurs et des penseuses, ainsi que des dirigeants et des dirigeantes de projets anticapitalistes au Mexique et dans le monde. Nous ferons connaître la liste de ces invités ultérieurement.

6. D’autres détails sur la façon dont nous envisageons ce festival de la digne rage seront communiqués en leur temps (autrement dit, quand nous aurons une idée approximative du pétrin dans lequel nous nous sommes fourré-e-s).

C’est tout pour aujourd’hui.

Liberté et justice pour Atenco !

Des montagnes du Sud-Est mexicain.
Pour le Comité clandestin révolutionnaire indigène - Commandement général de l’Armée zapatiste de libération nationale.

Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, septembre 2008.

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16 juillet 2011 6 16 /07 /juillet /2011 07:05
Avant tout, nos prisonniers
Commission Sexta de l’EZLN

mardi 16 septembre 2008.

 

 

ARMÉE ZAPATISTE DE LIBÉRATION NATIONALE.
COMMISSION SEXTA DE L’EZLN.
MEXIQUE.

Le 11 septembre 2008.

Aux compañeras, compañeros et « compañeroas » adhérents à la Sixième Déclaration, à l’Autre Campagne et à la Zezta internationale,

Aux personnes qui se sentiront visées, visés et viséeux,

« Compas »,

Qu’est-ce que vous dites de ce terme, « compañeroa » ? Nous, ici, nous trouvons qu’en l’adoptant on pourrait résoudre le problème qui se pose avec l’« arrobase », autrement dit le signe @, et dépasser un peu la question ; parce que, comme le disait feu Elías Contreras, « il se résulte » que... euh... Je crois que je commence d’une manière un peu embrouillée. Bon, je recommence :

Compas,

Avant tout, veuillez recevoir les salutations zapatistes. Aujourd’hui, nous vous écrivons à toutes, à tous et à « toutoutes » pour causer un tant soit peu de la pensée qui nous occupe (autrement dit, de ce que nous faisons) en tant que « compas », camarades de lutte que nous sommes.

Il ne s’agit pas d’une seule pensée, mais de plusieurs. Enfin, si, c’est une seule pensée, mais elle en contient beaucoup d’autres, autrement dit c’est une pensée complexe. Autrement dit, en pleine ébullition, embrouillée. C’est en en parlant et en l’écrivant et en en causant avec vous qu’elle s’adapte et qu’elle retombe sur ses pattes. Alors, en premier lieu nous pensons qu’il est bon de commencer par le commencement.

Et le commencement, ce sont nos compañeras et compañeros injustement emprisonné-e-s depuis le début du mois de mai 2006, suite à la répression sauvage déclenchée contre les habitants de San Salvador Atenco. Certains et certaines ont déjà été relâchés, mais d’autres restent encore injustement incarcéré-e-s, notamment le compañero Ignacio del Valle, membre du Front communal pour la défense de la terre (FPDT). Nous le nommons, lui, non par oubli ou parce que nous négligerions les autres, mais parce que son cas illustre parfaitement l’injustice faite loi et institution qui règne dans ce Mexique agonisant.

Bien. Vous savez tous et toutes plus ou moins ce qui s’est passé (à Atenco), aussi voulons-nous plutôt parler de ce que nous pouvons et allons faire, nous les zapatistes, ainsi que les autres compas qui ne sont pas zapatistes mais qui sont membres comme nous de l’Autre Campagne, autrement dit nos compañeras, nos compañeros et nos « compañeroas ».

Aussitôt après que nos compañeras et compañeros de l’Autre Campagne et du Front communal pour la défense de la terre ont été pris-e-s en otage par le gouvernement fédéral (tenu, à l’époque comme aujourd’hui, par le PAN, le Parti d’action nationale) et par le gouvernement de l’État de Mexico (aux mains du PRI), et injustement emprisonné-e-s, un petit groupe de femmes et d’hommes appartenant à l’Autre Campagne avait organisé un piquet permanent devant la centrale de Santiaguito.

Avec persévérance et sans gloire, ce piquet a tenu bon depuis, d’abord devant la prison de Santiaguito, puis, quand nos prisonniers et nos prisonnières y ont été transférés, devant la centrale de Molino de las Flores (lui aussi situé dans l’État de Mexico). Ce qu’exige ce piquet, c’est la même chose que ce qu’exigent tous ceux et toutes celles qui adhèrent à l’Autre Campagne : la liberté et la justice pour Atenco.

Mais pas seulement. Au long des plus de deux ans qui se sont écoulés, et dans des conditions adverses, ce piquet a également fait savoir à nos compas prisonniers et prisonnières ainsi qu’à leurs familles qu’ils n’étaient pas et ne sont pas seul-e-s, et que nous n’oublions pas.

Au cours de ces plus de deux ans, des dizaines de compas prisonniers et prisonnières ont été libérés. Dans notre façon de concevoir les choses, cela s’est fait grâce aux mobilisations organisées dans tout le Mexique et dans le monde, grâce aux efforts engagés des personnes qui assuraient leur défense légale et grâce à la ténacité de ce petit groupe de compañeras et de compañeros qui, jour et nuit, sans que cela leur fasse mériter l’attention des moyens de communication (mais par contre, ça oui, celle de la police fédérale, de la police de l’État de Mexico et des polices municipales, qui n’ont pas cessé de les harceler et de les menacer), ont continué d’exiger la liberté et la justice pour Atenco.

Au cours de ces plus de deux ans, il est vrai que certains et certaines se sont retirés ou ont espacé leur participation à ce piquet, mais un noyau est cependant resté constant ; c’est lui qui fait savoir à tout moment à nos prisonniers et à nos prisonnières que notre mouvement ne les abandonne pas et qu’il ne les laissera pas seul-e-s.

Comme tout le monde le sait, il y a quelques semaines, cette farce tragicomique qu’est la justice légale mexicaine a infligé une nouvelle peine révoltante à nos compañeras et compañeros emprisonnés à Molino de las Flores dans la prison de haute sécurité de La Palma (Almoloya), dans ce même État de Mexico, ajoutant ainsi un moellon supplémentaire à la lourde chape d’injustices qui pèse sur nos compañeras et compañeros.

L’EZLN a aussitôt pris contact avec les compañeras et compañeros qui poursuivent fermement leur piquet, avec certains groupes, collectifs et organisations adhérents à la Sixième Déclaration, ainsi qu’avec certain-e-s de ceux et de celles qui avaient été incarcéré-e-s. Nous avions et avons un double objectif : relancer la Campagne nationale et internationale exigeant liberté et justice pour Atenco, et maintenir un pont permanent avec nos compas prisonniers et prisonnières afin qu’ils sachent et sentent qu’il y a ici des gens qui n’oublient pas.

Il s’agissait à ce moment-là non pas d’effectuer une ou plusieurs actions aussi fugaces que les quelques lignes que bien peu de gens ont daigné consacrer à cette injustice, mais de quelque chose de plus durable, constant et efficace.

Entre autres choses, et suite à ces contacts et aux consultations effectuées, divers individu-e-s, groupes, collectifs et organisations, membres comme nous de l’Autre Campagne, sont convenus de RENFORCER, EN QUANTITÉ ET EN QUALITÉ, LE PIQUET DE MOLINO DE LAS FLORES, ET D’EN FAIRE UN LIEU DE RENCONTRE DE L’AUTRE CAMPAGNE, MAIS AUSSI D’APPELER, AU NIVEAU NATIONAL ET INTERNATIONAL, À RELANCER LA CAMPAGNE DEMANDANT LA LIBÉRATION DE NOS PRISONNIERS ET DE NOS PRISONNIÈRES.

Nous sommes donc convenus ensemble d’effectuer une rotation des participants au piquet, de promouvoir l’organisation et la participation à des activités politico-culturelles sur place et de renouveler les contacts qui avaient pu être pris, au Mexique et dans le monde, afin de coordonner de nouvelles activités pour exiger la justice.

Un calendrier de participation et d’activités a donc été convenu, en accord avec le RÉSEAU NATIONAL CONTRE LA RÉPRESSION ET POUR LA SOLIDARITÉ (se composant essentiellement d’individu-e-s, de groupes, de collectifs et d’organisations membres de l’Autre Campagne), avec l’UNION NATIONALE D’ORGANISATIONS POPULAIRES DE GAUCHE INDÉPENDANTE (UNOPII), avec l’UNITÉ OUVRIÈRE ET SOCIALISTE (UNIOS), avec certains GROUPES LIBERTAIRES, ainsi qu’avec des compañeras et des compañeros qui ont apporté leur soutien à la Commission Sexta de l’EZLN dans l’Autre Campagne, calendrier et activités qui débuteront le 16 septembre 2008, date qui marque le troisième anniversaire du début de notre mouvement.

C’est pour cela que nous vous écrivons. Pour vous inviter à participer au piquet de Molino de las Flores et à participer aux activités qui y seront organisées, et pour inviter les groupes, les collectifs, les organisations et les unités de travail locales, régionales et par État de l’Autre Campagne à proposer et à réaliser des actions pour exiger liberté et justice pour Atenco.

« compañeroas », compañeras et compañeros,

Avec ce petit effort, nous vous invitons à dire avec nous tous et avec nous toutes, à rappeler à tout le monde, à nous rappeler à nous, que NOUS N’OUBLIONS PAS... que nous n’oublions ni nos prisonniers et prisonnières, ni ceux qui leur ont infligé une telle injustice.

C’est tout, compañeros, compañeras et « compañeroas ». Sous peu, à l’occasion du Troisième Anniversaire de l’Autre Campagne (autrement dit, le 16 septembre), nous vous informerons de l’appel à une autre activité qui vous intéressera peut-être.

Bien. Salut, et que ce qui est autre réaffirme son existence.

LIBERTÉ ET JUSTICE POUR ATENCO !

Des montagnes du Sud-Est mexicain,
Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, septembre 2008.

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16 juillet 2011 6 16 /07 /juillet /2011 07:04
Paroles du sous-commandant insurgé Marcos et du lieutenant-colonel insurgé Moisés
à la délégation de la Caravane de solidarité arrivée au Caracol de La Garrucha

samedi 16 août 2008.

 

Caracol de La Garrucha, le 2 août 2008.

Paroles adressées par le sous-commandant insurgé Marcos
aux membres de la Caravane nationale et internationale d’observation et de solidarité avec les communautés zapatistes.

Bonsoir et bonne nuit. Je m’appelle Marcos, le sous-commandant insurgé Marcos, et je suis venu pour vous présenter le lieutenant-colonel insurgé Moisés. En effet, c’est lui qui est chargé par le commandement général de l’EZLN des relations internationales, de ce que nous appelons la Commission intergalactique et la Sexta internationale, parce que, de nous tous, c’est le seul qui ait assez de patience pour vous supporter.

Vamos a hablar despacio, para la traduction. We will speak slowly, for the translation. Nous allons parler doucement, pour la traduction.

Nous voulons vous remercier d’être venus jusqu’ici vous rendre compte directement de ce qu’il en était des zapatistes et de n’être pas seulement venus voir comment nous nous trouvons après les attaques que nous avons subies, mais aussi ce que nous construisons ici en territoire rebelle, en territoire zapatiste.

Nous espérons que ce que vous verrez et que ce que vous écouterez ici puisse vous servir à porter cette parole très loin : en Espagne, en France, en Grèce, en Italie, au Pays basque, aux États-Unis et dans le reste de notre pays, chez nos compañeros de l’Autre Campagne.

Souhaitons que vous ne fassiez pas comme la dénommée Commission civile internationale d’observation des droits humains : la seule chose qu’elle est venue faire ici, il y a quelques mois, c’est blanchir le gouvernement PRD du Chiapas en déclarant que les attaques que subissent nos communautés n’était pas le fait du gouvernement chiapanèque mais du gouvernement fédéral.

J’aimerais introduire un peu ce dont va vous parler le lieutenant-colonel Moisés. Nous sommes heureux que votre séjour ici ait coïncidé avec le fait qu’il se trouvait dans ce secteur car de tous nos compañeros, c’est celui qui a suivi de plus près la construction de l’autonomie dans les communautés zapatistes.

Je tenais à vous expliquer dans les grandes lignes ce qu’a été l’histoire de l’EZLN et des communautés indigènes zapatistes sur ce territoire, le Chiapas, donc. Je veux parler des Altos de Chiapas, qui est la zone du Caracol d’Oventik ; la zone tzotz choj, tzeltal-tojolabal, qui est celle du Caracol de Morelia ; la zone chol, qui est celle de Roberto Barrios, au nord du Chiapas ; la zone tojolabal ou Selva Fronteriza, qui est celle du Caracol de La Realidad, et celle-ci, la zone tzeltal, qui est celle du Caracol de La Garrucha.

Demain, vous êtes invités à visiter un village dont les habitants appartiennent aux bases de soutien de l’EZLN depuis de nombreuses années. Vous aurez l’honneur d’avoir pour guide le commandant Ismael, que voici. Lui et le Señor Ik - le défunt commandant Hugo, ou Francisco Gómez qui était le nom figurant sur son état civil - ont parcouru inlassablement ces cañadas, ces vallées encaissées, pour y parler de la parole zapatiste à l’époque où personne n’était avec nous.

Il sera votre guide. Il vous emmènera voir l’endroit où les soldats de l’armée fédérale cherchaient de la marijuana. Nous voulons que vous constatiez par vous-mêmes si on y trouve de la marijuana. Si vous en trouvez, ne la fumez pas ! Allez porter plainte pour qu’on détruise la plantation. Mais non, il n’y a pas de marijuana chez nous. Quand nous le disons, nous, on ne nous croit pas. Vous, on vous croira peut-être... Remarquez, vous... encore moins ! Dès qu’ils poseront les yeux sur vous, ils ne croiront pas un mot de ce que vous dites.

Le commandant Masho est aussi avec nous ; le voici, à ma droite. Lui aussi fait partie de nos compañeros commandants qui accompagnaient le Señor Ik, le commandant Hugo, au tout début de l’EZLN dans cette cañada. Aujourd’hui, il fait partie de la Commission Sexta de l’EZLN. Il était avec nous dans le nord-est de la République mexicaine, quand nous avons rendu visite aux peuples indiens et aux compañeros et compañeras de l’Autre Campagne au Mexique dans cette région.

Comment tout a commencé ? Il y a vingt-quatre ans, presque vingt-cinq maintenant, un petit groupe d’« urbains » ou de citadins comme nous les appelons, nous, est arrivé, mais pas dans cette partie de la forêt, sinon beaucoup plus à l’intérieur, dans ce qui porte aujourd’hui le nom de réserve des Montes Azules (les monts Bleus). Dans cette zone, il n’y avait rien, rien d’autre que des animaux sauvages à quatre pattes, et des animaux sauvages à deux pattes : nous. La façon dont de ce petit groupe voyait les choses - je vous parle de 1983-1984, c’est-à-dire d’il y a vingt-quatre ou vingt-cinq ans - était celle, traditionnelle, des mouvements de libération d’Amérique latine, à savoir : un petit groupe d’illuminés qui prend les armes et se soulève contre le gouvernement. C’est le genre de choses qui fait que beaucoup de gens les suivent et se soulèvent, que l’on renverse le gouvernement et que l’on installe à la place un gouvernement socialiste. Je reste volontairement très schématique, mais pour l’essentiel c’est ce que qui est connu sous le nom de théorie des « foyers guérilleros ».

Ce groupe réduit, composé des quelques-uns que nous étions à l’époque, partageait cette vision traditionnelle, classique ou orthodoxe, si vous préférez, mais il partageait aussi une notion éthique et morale sans précédent dans les mouvements guérilleros ou de lutte armée en Amérique latine. Nous avions hérité cette éthique et cette morale d’autres compañeros qui étaient morts en affrontant l’armée fédérale et la police secrète du gouvernement mexicain.

Dans toutes ces années-là, nous étions seuls. Nous n’avions aucun compañero dans les villages. Personne ne venait de Grèce nous voir. Pas plus que d’Espagne ou de France ou d’Italie ou du Pays basque. Et du Mexique non plus, d’ailleurs ! Parce que nous étions dans l’endroit le plus reculé et oublié de ce pays. Ce qui était d’abord un inconvénient allait se transformer par la suite en un avantage, car, à l’époque, le fait d’être isolés et oubliés nous a permis de connaître un processus d’involution. N’importe qui d’orthodoxe connaîtra sans doute ce livre qui parle de « la transformation du singe en homme ». Pour nous, à ce moment-là, il s’est passé l’inverse : l’homme s’est transformé en singe, qui est ce que nous étions. Y compris physiquement, c’est d’ailleurs pour ça que je porte un passe-montagne. Dans de pareils cas, l’esthétique et le bon goût veulent que l’on se couvre le visage.

Ce petit groupe a survécu à la chute du Mur de Berlin, à l’écroulement du bloc socialiste, aux impasses de la guérilla en Amérique centrale - celle du FMLN au Salvador, d’abord, puis celle de ce qui s’est appelé il fut un temps le Front sandiniste de libération nationale, au Nicaragua. Et plus tard encore, avec les déboires de l’Union révolutionnaire du Guatemala, l’URNG.

Ce qui a permis à ce petit groupe de survivre, c’est, selon nous, deux choses. L’une était l’ingénuité ou l’obstination que ces personnes portaient probablement inscrite dans leur ADN. L’autre, c’était le bagage moral et éthique qu’elles avaient hérité de leurs compañeros et compañeras qui avaient été assassinés par l’armée, dans ces montagnes précisément.

Les choses en seraient restées là, avec deux issues possibles : un petit groupe qui passe des dizaines d’années enfermé dans la montagne, attendant le moment où il se passera quelque chose et pouvoir ainsi agir dans le cadre de réalité sociale ; ou finir, comme une certaine partie de la gauche radicale mexicaine de l’époque, par devenir députés, sénateurs ou présidents légitimes de la gauche institutionnelle au Mexique.

Au cours de ces premières années, il s’est passé quelque chose qui nous a sauvés. Qui nous a sauvés et qui nous a vaincus. Et ce qui s’est passé est aujourd’hui assis à ma gauche, c’est le lieutenant-colonel insurgé Moisés, ainsi que le commandant Masho, le commandant Ismael qui, avec bien d’autres compañeros, ont fait que l’EZLN, de mouvement orthodoxe de foyer guérillero, passe à être une armée d’indigènes.

Je ne veux pas seulement dire qu’il s’agissait d’une armée composée en grande majorité par des indigènes. Et quand je dis majoritairement, je couvre mes arrières, parce que, en réalité, sur 100 combattants, 99 étaient indigènes et le dernier était métis. Non, pas seulement, sinon que cette armée et sa façon de voir les choses a subi une défaite dans sa vision d’experts, dans sa vision dirigiste, caudilliste, révolutionnaire classique qui veut qu’un homme, ou un groupe d’hommes, devienne le sauveur de l’humanité ou de notre pays.

Ce qui s’est donc passé, à l’époque, c’est que cette vision des choses a été vaincue dès l’instant où nous avons été confrontés aux communautés et que nous nous sommes rendu compte que non seulement les indigènes ne nous comprenaient pas, mais aussi que leur projet était meilleur.

Quelque chose avait eu lieu au cours de toutes les années précédentes, pendant les dizaines d’années précédentes, les siècles précédents. Nous étions confrontés à un mouvement de vie, qui avait réussi à survivre aux tentatives successives de conquête de l’Espagne, de la France, de l’Angleterre, des États-Unis et de l’ensemble des puissances européennes, y compris l’Allemagne nazie de 1940-1945. Ce qui avait fait résister tous ces gens, nos compañeros et compañeras dans un premier temps, puis, ensuite, les hommes et les femmes qui sont aujourd’hui nos chefs, c’était un attachement profond à la vie qui devait beaucoup à leur héritage culturel. Leur langue, leur langage, leur manière de communiquer avec la nature constituaient un autre projet non seulement de vie, mais aussi de lutte. Nous n’étions pas en mesure d’apprendre à quiconque ici à résister. C’est nous qui devenions peu à peu les élèves d’une école de résistance de gens qui ont su résister depuis cinq siècles.

Ceux qui étaient venus en sauveurs des communautés indigènes ont été sauvés par elles. Et nous y avons trouvé un cap, un but, un chemin, une compagnie et une certaine vitesse marquant notre pas. Ce que nous avons appelé à l’époque et que nous appelons toujours aujourd’hui « la vitesse de notre rêve ».

L’EZLN a contracté de nombreuses dettes auprès de vous, auprès de gens comme vous, au Mexique et dans le monde entier, mais notre dette essentielle réside dans notre cœur : dans le cœur indigène. Dans cette communauté et dans des milliers de communautés comme celle-ci, peuplées de compañeros bases de soutien zapatistes.

Au moment où le petit groupe guérillero entre en contact avec les communautés, surgissent un problème et une lutte. Moi, j’ai une vérité - moi, le groupe guérillero -, et toi tu n’es qu’un ignorant : je vais te transmettre mon enseignement, je vais t’endoctriner, je vais t’éduquer, je vais te former. Erreur et défaite.

Quand le pont d’un langage commun a commencé de se construire et que nous avons commencé à modifier notre façon de parler, nous avons commencé à modifier la façon dont nous nous pensions et la façon dont nous concevions la voie que nous nous étions tracée : servir.

De mouvement qui envisageait de se servir des masses, des prolétaires, des ouvriers, des paysans et des étudiants pour parvenir au pouvoir et les conduire au bonheur suprême, nous étions en train de nous transformer, petit à petit, en une armée qui devait être au service de ses communautés. En l’occurrence, des communautés indigènes tzeltals, les premières où nous nous sommes installés, dans cette zone précisément.

L’entrée en contact avec les communautés nous a fait subir une rééducation plus brutale et plus terrible que les électrochocs qu’on vous applique dans les cliniques psychiatriques. Tous ne l’ont pas supporté. Certains d’entre nous, si, mais ils continuent encore à s’en ressentir à ce stade du match.

Que s’est-il passé ensuite ? Eh bien, que l’EZLN est devenue une armée d’indigènes, au service des indigènes, et qu’elle est passée des six qui ont commencé l’EZLN aux plus de six mille combattants actuels.

Qu’est-ce qui provoque le soulèvement du 1er janvier 1994 ? Pourquoi avons-nous décidé de prendre les armes ? La réponse est à chercher dans les enfants, les petites filles et les petits garçons. Ce n’était certainement pas dû à une analyse de la conjoncture internationale. N’importe qui parmi vous sera aisément d’accord avec moi pour dire que la conjoncture internationale de l’époque était tout sauf propice à un soulèvement armé. Le bloc socialiste avait été vaincu, l’ensemble du mouvement de la gauche en Amérique latine était dans une phase de reflux. Au Mexique, la gauche pleurait sa défaite devant Salinas de Gortari, qui n’avait pas seulement organisé une gigantesque fraude électorale, mais avait aussi acheté une grande partie de la conscience critique de la gauche mexicaine de l’époque.

Quiconque un tant soit peu raisonnable nous aurait dit que les conditions n’étaient pas remplies, que nous ne devions pas prendre les armes, qu’il valait mieux déposer les armes et rejoindre son parti, etc. Pourtant, quelque chose à l’intérieur de notre mouvement a fait que nous ayons défié ces pronostics et ces conjonctures internationales.

L’EZLN se propose alors, pour la première fois, de braver le calendrier et la géographie d’en haut. Les petites filles et les petits garçons, je vous dis. Il s’est trouvé qu’à ce moment-là, tout au début des années quatre-vingt-dix, début 1990, une réforme a été votée qui empêchait les paysans de pouvoir accéder à la terre. Et comme vous allez le voir demain quand vous gravirez la colline qui mène au village de Galeana, la terre en question qu’avaient les paysans c’était ça : des coteaux escarpés et truffés de cailloux. Les bonnes terres étaient aux mains des finqueros, des grands propriétaires. Dans les jours qui viennent, vous aurez également l’occasion d’aller visiter ces grandes propriétés et vous pourrez constater la différence de qualité de la terre entre l’un et l’autre.

On ne pouvait donc plus accéder à un lopin de terre. Simultanément, les maladies ont commencé à décimer les petites filles et les petits garçons. Entre 1990 et 1992, dans la forêt Lacandone, aucun enfant n’a atteint l’âge de cinq ans. Avant d’avoir cinq ans, ils mouraient de maladies que l’on sait soigner. Ils ne mouraient pas d’un cancer ou du sida, ils n’étaient pas affectés par une maladie cardio-vasculaire, non, il s’agissait de maladies soignables, typhoïde, tuberculose, et il suffisait même, parfois, d’une simple fièvre pour tuer des petites filles et des petits garçons de moins de cinq ans. Je sais que dans les villes un tel phénomène pourrait même être considéré comme un soulagement : « moins il y a d’ânes, plus il y a d’épis de maïs », dit un dicton. Dans le cas d’un peuple indigène, cependant, la mort des jeunes signifie la disparition de ce peuple. Dans un processus naturel, les adultes grandissent, ils se font vieux et ils meurent. S’il n’y a plus d’enfants, la culture en question disparaît, tout simplement.

La mortalité des indigènes, des enfants indigènes, aggravait donc encore la situation. Cependant, la différence entre ce qui existait ici et ce qui se passait chez les autres peuples indiens, c’est qu’ici il y avait une armée rebelle, et armée. Ce sont les femmes qui ont commencé à monter toute cette histoire, pas les hommes. Je sais que la tradition - les mariachis, Pedro Infante et tout le tremblement - veut qu’au Mexique les hommes soient très « machos ». Mais chez nous ça ne s’est pas passé comme ça. Ce sont les femmes qui ont commencé à pousser à faire quelque chose, à dire que ça ne pouvait plus continuer, que ya basta ; les femmes, qui voyaient mourir leurs enfants sous leurs yeux.

Une sorte de rumeur à commencé à parcourir toutes les communautés : il faut faire quelque chose, ¡ya basta !, ça suffit maintenant, dans toutes les langues. À ce moment-là, l’EZLN était aussi implantée dans la zone des Altos. Et sur place se trouvaient deux de nos compañeras qui ont été, et sont toujours, la colonne vertébrale dans toute cette affaire : la défunte commandante Ramona et la commandante Susana.

Dans différents endroits a commencé à surgir ce souci, ce problème épineux... Appelons les choses par leur nom : cette rébellion des femmes zapatistes, qui disaient qu’il fallait faire quelque chose. En ce qui nous concerne, nous avons fait alors ce que nous devions faire, c’est-à-dire demander à tout le monde ce que nous allions faire. En 1992, il y a donc eu une consultation - sans télévision, sans gouvernement central, là-haut dans le District fédéral, sans rien de ce qui existe aujourd’hui -, et village après village on a organisé des assemblées comme celle où nous nous trouvons en ce moment. Le problème était posé. L’alternative était très simple : si nous prenions les armes, on allait nous écraser mais cela aurait au moins le mérite d’attirer l’attention sur nous et les conditions de vie des indigènes s’amélioreraient ; si nous ne prenions pas les armes, nous allions survivre, mais nous allions disparaître en tant que peuples indiens. La logique de mort, voilà ce qui nous a fait dire qu’on ne nous a pas laissé d’autre choix. Aujourd’hui, quatorze ans plus tard, presque quinze, nous - tous ceux qui sont ici depuis plus longtemps - nous disons : « Que c’est bien de ne pas avoir eu d’autre choix ! »

Les communautés ont dit : « C’est pour ça que vous êtes là ; battez-vous, luttez à nos côtés. » Il ne s’agissait pas seulement d’une relation d’obéissance formelle ; parce que, en fait, formellement, c’était le contraire. Formellement, c’était l’EZLN qui commandait et les peuples et communautés qui étaient les subordonnés. Dans les faits cependant, dans la réalité, c’était le contraire : les communautés soutenaient, nourrissaient et faisaient croître l’Armée zapatiste de libération nationale. À l’époque, la participation d’un compañero métis de la ville a aussi été très importante. Je veux parler du sous-commandant insurgé Pedro, mort au combat le 1er janvier 1994.

Au moment de soumettre cette alternative à laquelle les communautés ont répondu de « prendre les armes », le calcul militaire que nous avons fait - et le lieutenant-colonel Moisés s’en souviendra sûrement très bien, car c’est dans cette montagne derrière nous, derrière ce village, dans un camp que nous avions là, qu’a eu lieu une réunion de tous les chefs zapatistes -, l’idée que j’ai exposée a été la suivante : il faut soigneusement penser ce que nous allons faire, parce que quand nous allons mettre en branle quelque chose il n’y aura plus moyen de faire marche arrière.

Si nous commencions à demander aux gens s’ils voulaient prendre les armes ou non, plus rien n’allait pouvoir arrêter ça. Nous savions, nous pressentions que la réponse allait être « oui ». Et nous savions et pressentions que ceux qui allaient y rester étaient ceux qui étaient réunis ici, dans ces montagnes au-dessus de La Garrucha.

Il s’est passé ce qui s’est passé. Je ne vais pas vous raconter le 1er janvier 1994 parce que vous commencez à connaître notre histoire - enfin, certains d’entre vous, parce que d’autres étaient encore tout gamins -, je me limiterais à dire qu’a commencé une étape de résistance, comme nous l’appelons, au cours de laquelle on est passé de la lutte armée à l’organisation d’une résistance civile et pacifique.

Dans le cours de ce processus, il s’est passé une chose sur laquelle je voudrais attirer votre attention : le changement d’attitude de l’EZLN par rapport à la question du pouvoir. C’est cette position vis-à-vis de la question du pouvoir qui va le plus profondément marquer la trajectoire zapatiste. Nous nous étions déjà rendu compte - et ce « nous » comprend désormais les communautés, non plus seulement le petit groupe du départ -, nous nous étions déjà aperçu, disais-je, que les solutions, comme tout le reste dans ce monde, se construisent du bas vers le haut. Or tout notre projet antérieur et toutes les propositions de la gauche orthodoxe jusque-là, c’était le contraire : c’est d’en haut que l’on résout la situation du bas.

Ce renversement de perspective, du bas vers le haut, signifiait pour nous que nous n’allions pas nous organiser ni organiser les gens pour aller voter ou pour aller à une manifestation ou pour crier des slogans, mais pour survivre et convertir la résistance en une école. C’est ce qu’ont fait nos compañeros. Non pas l’EZLN du début, le petit groupe fondateur, mais l’EZLN désormais avec cette composante indigène. C’est ce processus, que l’on connaît aujourd’hui dans les grandes lignes comme la construction de l’autonomie zapatiste, dont va vous parler maintenant en détail le lieutenant-colonel insurgé Moisés.

Auparavant, je tiens à vous faire remarquer plusieurs choses. On dit, non sans raison, qu’au cours des deux dernières années, 2006 et 2007, le sous-commandant Marcos s’est efforcé, avec acharnement et avec succès, à détruire l’aura médiatique dont on l’avait entouré. Et c’est un fait remarquable que des gens qui était auparavant proches de nous se sont éloignés ou sont même devenus radicalement antizapatistes. Certaines de ces personnes sont retournées chez elles dans leur pays pour y donner des causeries et y ont été reçues comme si c’était elles qui s’étaient insurgées en prenant les armes. Il s’agissait de zapatologues, disposés à voyager tous frais payés, à recevoir les applaudissements, les caravanes et certaines faveurs, quand ils voyageaient à l’étranger.

Qu’est-ce qui s’est passé ? Je vais vous dire comment nous voyons les choses. Vous, vous avez votre propre idée sur la question. Quand l’EZLN prend les armes, surgit... Je m’explique : ici, dans les zones indigènes, on parle beaucoup des « coyotes ». Il faut que je situe clairement les choses sur les coyotes, parce que pour les Yaquis ou pour les Mayos c’est un animal totémique très chouette, un symbole important. Au Chiapas, non. Le coyote, ici c’est un intermédiaire. C’est quelqu’un qui achète bon marché aux indigènes et qui revend très cher ce qu’il leur a acheté.

Alors, quand se produit l’insurrection zapatiste, on voit apparaître ce que nous, nous appelons les intermédiaires de la solidarité. Autrement dit, les coyotes de la solidarité. Des gens qui prétendaient, et prétendent encore, qu’ils sont les interlocuteurs privilégiés du zapatisme, qu’ils ont le téléphone rouge, qui savent comment les choses sont réellement ici, ce qui constitue pour eux un capital politique. Ils arrivent ici et apportent un petit quelque chose, autrement dit, ils payent bon marché, puis ils repartent et se présentent comme les émissaires de l’EZLN : ils se font payer cher.

L’apparition de ce groupe d’intermédiaires, qui comptait dans ses rangs des politiques, des intellectuels, des artistes et des gens du mouvement social, nous a caché l’existence d’autres choses, d’autres « en bas ». Nous, les zapatistes, nous pressentions qu’il devait bien y avoir une Espagne d’en bas, qu’il devait bien exister un Pays basque en rébellion, qu’il y avait une Grèce rebelle, une France insurgée, une Italie des luttes ; mais nous ne les voyions pas. Et nous craignions donc d’être également invisibles à vos yeux.

Ces intermédiaires organisaient et faisaient des choses quand nous étions à la mode, et percevaient leur capital politique. Comme quelqu’un qui organise des concerts en disant que les recettes sont pour le Chiapas, mais en empoche une partie : il se paye une sorte de salaire ou ce qui revient à son organisation.

Il y avait bel et bien un autre « en bas ». Nous l’avons toujours pensé, nous avons toujours eu l’idée que le zapatisme n’est pas le seul rebelle ni le meilleur. Notre idée n’a jamais été de créer un mouvement qui capitalise et dirige toute la rébellion au Mexique ou toute la rébellion au niveau mondial. Nous n’avons jamais aspiré à une internationale, à la cinquième internationale ou à je ne sais laquelle... On en est où ? - Alejandro ? - On en est à la Sexta, la sixième ? Oui, mais ça c’est autre chose, c’est « l’Autre Internationale ». Le compañero s’y connaît en internationales.

Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? Moi, je vais vous dire certaines choses qui ne constitueront aucune nouveauté pour vous. La fiction que représente une gauche institutionnelle n’a pas de secret pour les Espagnols, qui ont Rodríguez Zapatero et Felipe González ; pour le Pays basque - Gora Euskal Herria -, c’est encore plus évident ; pour l’Italie rebelle aussi, ça n’est pas nouveau ; quant aux Grecs, ils peuvent certainement nous en parler abondamment, et la France, avec ce baron de Mitterrand, c’est pareil.

Au Mexique, ce n’est pas le cas, on continue d’en attendre quelque chose. On continue de penser qu’il est possible que si la gauche que nous subissons aujourd’hui parvenait au pouvoir, elle pourrait le faire sans y laisser des plumes. Je traduis : qu’il lui serait possible d’arriver à gouverner sans cesser d’être de gauche. L’Espagne, la France, la Grèce, l’Italie, quasiment tous les pays du monde peuvent témoigner du contraire, à savoir, que des gens de gauche, conséquents - pas nécessairement radicaux -, dès qu’ils arrivent au pouvoir, cessent d’être de gauche. Leur vitesse varie, leur profondeur change, mais ça ne rate pas : ils se transforment. C’est ce que nous, nous appelons « l’effet estomac » du pouvoir : ou il te digère ou il te transforme en merde. Qu’on observe le rapprochement qui a lieu au Mexique entre la gauche, ou ce qui se proclame gauche, et le pouvoir - maintenant que j’y pense, je me rappelle qu’un journal avait écrit que je n’étais pas ici mais à Mexico, à prendre du bon temps dans les fêtes de la gauche ; j’ignorais qu’il y avait une gauche dans la ville de Mexico et qu’elle faisait des fêtes... Si, il y a encore une gauche, mais c’est l’Autre Gauche -, à l’instant même où la possibilité d’arriver au pouvoir s’est présentée pour la gauche, ce processus de digestion et de défécation propre au pouvoir a commencé. Quant aux zapatistes et à quiconque s’est rangé au centre - je suis désolé si je brise le cœur à certains, mais le centre ne se trouve pas au centre, il est collé à la droite. Non, c’est l’autre côté, à droite... Enfin, à votre droite...

Bref, voilà que l’on nous demandait, que ce groupe d’intellectuels, d’artistes et de leaders sociaux nous demandaient de revenir en arrière dans l’histoire jusqu’en 1984, jusqu’à l’époque où nous pensions que si un groupe ou un individu arrive au pouvoir, il peut tout transformer vers le bas. On nous demandait donc de déposer notre confiance, notre avenir, notre vie et notre méthode en une personne éclairée, en un individu, ainsi qu’à la bande des quarante voleurs qu’est la gauche mexicaine.

Les zapatistes ont dit « non ». Ce n’est pas que nous trouvions le président légitime [1] particulièrement antipathique, c’est purement et simplement que nous ne croyons pas en une telle méthode. Nous ne croyons pas que quiconque, même quelqu’un d’aussi beau que le sous-commandant Marcos, soit capable d’opérer une telle transformation - bon, d’accord, mais les jambes, quand même... Il ne pouvait en être question pour nous, par conséquent la rupture a eu lieu.

Je tiens personnellement à attirer votre attention sur un fait : à l’époque, nous avons dit ce qui allait arriver. Ce qui se passe en ce moment. Quand nous l’avons dit, nous, on nous a rétorqué que nous faisions le jeu de la droite. Maintenant que les mêmes répètent ce que nous avions dit il y a deux ans, et parfois en reprenant mot pour mot nos propres paroles, on prétend que c’est pour rendre service à la gauche.

Le zapatisme est incommodant. C’est comme si dans le puzzle du pouvoir apparaissait une pièce qui ne rentre nulle part et dont il faut se débarrasser. De tous les mouvements qui existent au Mexique, il y en a un, le zapatisme - ce n’est pas le seul -, qui est gênant pour tous ces gens. Car c’est un mouvement qui ne permet pas de s’intégrer, qui ne permet pas de se rendre, qui ne permet pas de renoncer, qui ne permet pas de se vendre. Or dans les mouvements d’en haut, c’est la logique en vigueur, c’est ce qui est rationnel. C’est la Realpolitik, comme ils appellent ça.

Alors, un éloignement à lieu qui commence peu à peu à s’étendre jusqu’aux secteurs internationaux, essentiellement en Amérique latine et en Europe. Dans le même temps, des relations plus solides parviennent cependant à s’établir. Pour n’en citerque quelques-unes, celles avec les compañeros de la CGT espagnole, avec le mouvement culturel rebelle du Pays basque, avec l’Italie sociale et, plus récemment, avec la Grèce rebelle et insoumise que nous avons rencontrée.

Ce glissement vers la droite que j’évoquais est occulté de la manière suivante. On dit que « l’EZLN s’est radicalisée et qu’elle est devenue plus de gauche ». Pardon, mais notre façon de voir les choses n’a pas changé : nous ne cherchons pas à prendre le pouvoir, nous pensons que les choses se construisent à partir du bas. Ce qui s’est passé, c’est que ces secteurs, le secteur des intermédiaires de la solidarité, des coyotes internationalistes ou de l’internationale du « coyotage », ont glissé sur la droite. Parce que le pouvoir ne permet pas d’accéder à lui impunément.

Le pouvoir est un club élitiste, qui exige certaines conditions bien précises pour y entrer. Ce que les zapatistes appellent « la société du pouvoir » possède certaines règles et on ne peut y accéder que si on respecte ces règles bien précises. Qui cherche la justice, la liberté, la démocratie et le respect de la différence n’a aucune possibilité d’y accéder, à moins de renoncer à ses idées.

Quand nous avons commencé à percevoir ce dérapage vers la droite du secteur qui semblait le plus zapatiste, nous avons donc commencé à nous demander à quoi cela correspondait, ce que cela cachait. Pour être sincères, nous avons commencé en sens inverse : nous avons commencé par le monde, autrement dit au niveau international, et ce n’est qu’ensuite que nous nous sommes demandé ce qu’il en était au Mexique.

Pour certaines raisons que vous serez peut-être à même d’expliquer, l’affinité avec le zapatisme a toujours été plus forte dans d’autres pays, ailleurs qu’au Mexique. Parallèlement, elle a été plus forte au Mexique qu’avec les gens au Chiapas. Comme si ce lien s’établissait plus facilement en raison inverse de la proximité géographique : ceux qui vivaient plus loin étaient plus proches de nous, tandis que ceux qui vivaient plus près étaient plus distants.

L’idée nous est venue de chercher ces gens, ayant l’intuition qu’ils existaient et le désirant vivement : vous, d’autres comme nous. Arriva la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone, la rupture définitive avec ce secteur des coyotes de la solidarité. Et conséquemment la quête, au Mexique et dans le monde, d’autres qui soient comme nous, tout en étant différents.

Outre notre position sur la question du pouvoir, un autre élément essentiel caractérise le zapatisme (vous le verrez certainement au cours de votre séjour ici ou si vous discutez avec nos conseils autonomes et avec nos conseils de bon gouvernement, c’est-à-dire avec nos autorités) : le refus de prendre la tête de la société et de l’homogénéiser. Nous ne voulons pas un Mexique zapatiste, pas plus qu’un monde zapatiste. Nous ne cherchons pas à ce que tout le monde devienne des indigènes. Ce que nous voulons, c’est un lieu, ici, le nôtre ; nous voulons qu’on nous fiche la paix ; nous voulons que personne ne nous commande. Voilà la liberté : que nous puissions décider librement ce que nous voulons faire.

Nous pensons que ce n’est possible que si d’autres comme nous veulent la même chose et se battent pour y arriver. C’est de cette manière que s’établit une relation de camaraderie, de compañerismo comme nous le disons. C’est cela que veut construire l’Autre Campagne. C’est cela que veut construire la Sexta internationale. Une rencontre de rébellions, un échange d’apprentissages et une relation plus directe, non médiatique mais bien réelle, de soutien entre organisations.

Il y a quelques mois, nous avons accueilli ici des compañeros appartenant à Vía Campesina venus du Brésil, de Corée, d’Espagne, d’Inde, de Malaisie, de Thaïlande - et je ne me rappelle plus d’où encore. Nous les avons rencontrés à La Realidad, où nous étions tous réunis. Quand nous avons parlé avec eux, nous leur avons dit que, pour nous, les rencontres de dirigeants ne valaient rien. Pas même la photo qu’ils faisaient prendre à ce moment-là. Si les organes directeurs de deux mouvements ne servent pas à que ces mouvements se rencontrent et se connaissent, c’est qu’ils ne servent à rien.

Nous vous le répétons aujourd’hui, et à quiconque viendrait nous proposer quelque chose de semblable. Ce qui nous intéresse, c’est ce qu’il y a derrière : vous, d’autres comme vous. Nous ne pouvons pas aller en Grèce, mais nous pouvons calculer sans craindre de nous tromper que tous ceux qui ont voulu venir ici n’ont pas pu le faire. Comment pouvons-nous parler avec ces autres ? Comment faire pour leur dire que nous ne voulons pas une aumône, que nous ne voulons pas leur pitié ; que nous ne voulons pas qu’ils nous sauvent la vie ; que nous voulons juste un compañero, une compañera et un/e compañero/a en Grèce qui mènent leur propre lutte. Au Pays basque, au Danemark, en Allemagne, en Italie, en Espagne, en France, en Suède - je ne me risquerais pas à nommer tous les pays, il ne manquerait plus qu’il en manque un et j’aurais droit à des protestations...

Qu’est-ce que nous visons ? Dans ce rapide tour d’horizon, je vous ai parlé d’un bagage moral et éthique hérité de ceux qui ont fondé l’EZLN. Cela a surtout à voir avec la lutte et le respect pour la vie, pour la liberté, pour la justice et pour la démocratie. Nous les zapatistes, nous avons une dette morale envers nos compañeros. Pas avec vous, ni avec les intellectuels qui ont pris leurs distances, ni avec les artistes ou les écrivains, ni avec les leaders de mouvements sociaux qui sont maintenant antizapatistes.

Nous avons une dette envers ceux qui sont morts en luttant. Et nous souhaitons que le jour vienne où nous pourrons leur dire, à elles et à eux, à nos morts et à nos mortes, trois petites choses, rien de plus : nous ne nous rendons pas, nous ne nous vendons pas, nous ne renonçons pas.

Je cède la parole au lieutenant-colonel Moisés.

Paroles adressées par le lieutenant-colonel insurgé Moisés
aux membres de la Caravane nationale et internationale d’observation et de solidarité avec les communautés zapatistes.

Bonsoir, compañeros, compañeras. Je voudrais simplement vous expliquer comment est en train de se construire l’autonomie dans les différents Caracoles et conseils de bon gouvernement.

Avant de commencer, je voudrais juste dire que les choses sont bien comme ce que vous a dit le compañero sous-commandant insurgé Marcos. Avant l’arrivée des compañeros insurgés de l’Armée zapatiste de libération nationale, dans toutes les communautés la vie était très difficile : nous étions exploités, humiliés, piétinés et pillés.

Je vous parlerai des terres que nous avons reprises, qui, avant, étaient aux mains des latifundistes. C’est sur ces terres que nos grands-pères et nos grands-mères ont vécu. Depuis très très longtemps. Ils voyaient bien que c’étaient les patrons qui faisaient la loi. Et ils voyaient bien, nos grands-pères et nos grands-mères, que c’est pareil avec le mauvais gouvernement.

Alors, quand est apparue l’Armée zapatiste de libération nationale - comme le racontait le compañero sous-commandant Marcos -, notre travail a commencé dans les villages, à parler de l’exploitation. Et nos compañeros et compañeras, nos grands-pères et nos grands-mères, nos pères et nos mères ont compris qu’il fallait s’organiser. Parce qu’ils voyaient bien ce qui se passait, ce qui arrivait.

Alors, l’idée était admise qu’il fallait s’organiser, qu’il fallait s’unir et que c’est de cette façon que nous serions forts. Mais à l’époque, on ne pouvait pas parce que les patrons et le mauvais gouvernement nous en empêchaient. Il y aurait bien d’autres longues histoires à dire sur cette question, parce que le mauvais gouvernement nous renvoyait aux organisations officielles comme la CNC, et puis la CTM, la Confédération nationale des travailleurs, quelque chose comme ça.

Alors, nos pères et nos grands-pères ont adhéré à ces organisations légales, puisque le mauvais gouvernement disait qu’elles allaient résoudre nos besoins, répondre à nos exigences. Nos pères et nos grands-pères ont essayé mais ça n’a rien changé.

L’idée est alors venue de s’organiser de façon indépendante, de créer des organisations indépendantes ; nos pères et nos grands-pères ont essayé mais ça n’a rien changé. Seul résultat : les persécutions, la prison, les enlèvements et les disparitions.

C’est pourquoi, quand est arrivée l’Armée zapatiste de libération nationale, nos peuples ont commencé à s’organiser de cette manière. Puis on en est arrivé à l’apparition au grand jour de l’EZLN - comme vous l’a dit le compañero sous-commandant Marcos -, il a donc été décidé que ce serait en 1994, et qu’il fallait que nous nous gouvernions nous-mêmes.

Tout ça grâce à l’idée que nous avions eue auparavant qu’il était clair que nous devions nous unir et nous organiser. Parce qu’il était évident depuis longtemps que le mauvais gouvernement n’avait aucun respect pour nous. Alors, nous nous sommes organisés, au début, dans les communes autonomes. C’est comme cela que nous les avons appelées : « autonome ». Il faut dire que nous autres paysans, indigènes tzeltals, tojolabals, chols, zoques et mames, nous ne comprenions pas ce que cela signifiait, ce que voulait dire le mot « autonomie ».

Petit à petit, nous avons compris que l’autonomie était en fait ce que nous étions en train de faire. L’autonomie, c’était que l’on nous demande ce qu’on allait faire. C’était que nous discutions dans nos réunions et dans nos assemblées et qu’ensuite les communautés décident. Aujourd’hui, nous pouvons bien expliquer ce qu’est l’autonomie qui se met en place dans les Municipios Autónomos Rebeldes Zapatistas (les MAREZ), nos communes autonomes rebelles zapatistes.

Plus tard, en tant qu’indigènes nous avons senti que nos frères indigènes vivaient dans les mêmes conditions que nous dans d’autres États de la République mexicaine. Nous en avons eu la confirmation en les rencontrant dans le cadre de l’Autre Campagne.

Ce que nous pensions, ce que nous ne faisions qu’imaginer auparavant, est aujourd’hui pleinement confirmé. Nous, les indigènes, nous sommes les plus oubliés de tous. Mais nous savons aussi que, pour exister, la liberté, la justice et la démocratie ont aussi besoin de ceux qui ne sont pas des indigènes.

Le travail des communes autonomes s’est donc encore consolidé. Nos compañeros et nos compañeras ont encore mieux compris et se rendent compte maintenant que les choses devraient se passer de la même manière dans l’ensemble du Mexique, c’est-à-dire que le peuple devrait commander et celui qui gouverne obéir. C’est de cette manière que travaillent nos compañeras et nos compañeros.

Dans tout ce que nous entreprenons, qu’il s’agisse de santé, d’éducation ou d’autres travaux collectifs, tout est discuté et analysé dans les communautés, puis, ensuite une décision générale est prise de construire ce que l’on juge nécessaire de construire. De cette façon, nos compañeros et nos compañeras se sont rendu compte qu’il était possible de faire les choses. Ils ont continué d’apprendre avec les compañeros et les compañeras des conseils de bon gouvernement. Une chose qui a été comprise et que nos compañeros découvrent toujours plus, c’est l’importance de la participation des femmes, des compañeras, aux différentes « charges », aux postes de responsabilités dans la construction de l’autonomie, car les compañeras ne doivent pas rester en dehors.

Bien sûr, c’est quelque chose qui a été très difficile pour nous. Parce qu’il a fallu affronter un problème qui vient de loin, qui est que nos compañeras étaient considérées comme un objet qui doit rester à l’écart du reste. Nous avons découvert que, à l’époque des patrons, des grands propriétaires - comme l’ont raconté les compañeras pendant la Rencontre des femmes zapatistes -, nos grands-mères et nos grands-pères étaient maltraités et les compañeras étaient violées.

Alors, nos grands-pères ont essayé de protéger nos grands-mères, pour que n’arrive pas ce que leur faisaient les patrons, ce qu’ils faisaient au-dessus d’elles. Malheureusement, c’est ce qui a fait que seuls les hommes se réunissent et discutent, les compañeras étaient laissées à l’écart.

Avec la construction de l’autonomie que nous entreprenons, c’est quelque chose que nous avons découvert : que nous ne pouvons plus continuer comme avant, que les compañeras ne devaient plus être laissées à l’écart. Aujourd’hui, les compañeras et les compañeros s’aident mutuellement pour résoudre les différents problèmes, planifier et discuter, faire des propositions soumises aux assemblées des communes autonomes ou aux assemblées générales qu’organise le conseil de bon gouvernement.

Où est l’école, où est l’apprentissage ? Ici même, dans les communautés. Les femmes surveillent tout ce qui se fait et veillent à ce que les hommes fassent bien leur travail. Et ce que les compañeras trouvent que les hommes ne font pas bien, elles le font de leur côté, maintenant elles peuvent le faire.

Alors, dans notre construction de l’autonomie, ce sont nos villages, hommes et femmes, qui demandent et veillent à ce que soient correctement appliqués les sept principes de notre mandar obedeciendo (commander en obéissant). Comme le disent nos compañeros et nos compañeras, s’il existait au Mexique un gouvernement qui obéit, ce pays serait bien différent.

Quand nous discutons avec nos compañeros autorités, c’est-à-dire nos mandataires, femmes et hommes, les agents, femmes et hommes, on parle par exemple de ce qui se dit à Mexico, dans ce qu’on prétend être le Congrès de l’Union mexicaine, où il y a les députés et les sénateurs qui se disent les représentants du peuple mexicain. Et nos compañeras et compañeros autorités se demandent : « Quand avons-nous été consultés sur les lois qui y sont faites ? » Ils se sont posé la question quand Carlos Salinas de Gortari a modifié l’article 27 de la Constitution, l’article qui reprend ce que notre général Emiliano Zapata a réussi à faire figurer dans la loi constitutionnelle, à savoir : que la terre ne se vend pas, ne se loue pas. Carlos Salinas et les sénateurs et les députés ont amendé cet article, autorisant qu’on puisse devenir propriétaire de la terre, qu’il y ait des possédants qui puissent décider tout seuls de ce qu’ils veulent faire avec la terre. Autrement dit, ils ont permis que la terre puisse être vendue et allouée.

Alors, nos compañeros et compañeras autorités se sont demandé quand on leur avait demandé leur avis. C’est à ce moment-là qu’ils en ont conclu que tous ces hommes et ces femmes députés et sénateurs du Congrès ne servent à rien. Qu’ils ne représentaient pas le peuple mexicain, parce qu’ils ne nous demandent jamais notre avis, qu’ils ne nous consultent jamais. D’ailleurs, nous ne pensons pas non plus que l’on consulte les ouvriers sur les lois dont ils ont besoin.

Lors des assemblées générales dans les communes autonomes et dans les assemblées générales qu’organisent les conseils de bon gouvernement, on parle de ces questions. Que se passerait-il si, dans tout le Mexique, on demandait à l’ensemble des millions d’indigènes, à l’ensemble des millions d’ouvriers, à l’ensemble des millions d’étudiants et d’étudiantes, de dire quelles lois ils veulent ?

On parle par exemple de Diego de Cevallos, qui est devenu sénateur - il me semble - ou député, et qui est un grand propriétaire. Lui ne ressent pas la souffrance des indigènes ; il ne connaît pas la souffrance des ouvriers et des ouvrières. Il ne peut donc pas savoir de quelles sortes de lois les travailleurs des campagnes et des villes ont besoin.

Compañeros, compañeras, on pourrait croire que c’est simple de parler de l’autonomie, mais ce n’est pas vrai. Les discours sont bien jolis, mais dans la pratique c’est une autre paire de manches. C’est comme pour les nombreux écrivains, les intellectuels, comme on dit - ou comme ils le disent -, on sait qu’ils ont écrit des livres sur l’autonomie. Qui sait, au mieux, ces livres évoquent 2 ou 5 pour cent de ce que l’on aborde ici en matière d’autonomie. Les autres 95 pour cent manquent complètement.

Pour pouvoir parler d’autonomie, il faut vivre dans un endroit où on la fait. Pour pouvoir découvrir, pour voir et savoir plus ce que c’est. Par exemple, vous allez pouvoir vous rendre compte de ce va et vient constant qui a lieu dans la pratique de ce qu’est la démocratie, la manière dont se prennent les décisions.

Dans notre cas, l’instance d’autorité suprême, ce sont les compañeros et compañeras du conseil de bon gouvernement. Elles et eux se réunissent pour discuter des projets à réaliser. Ensuite, ils proposent aux autorités des MAREZ, aux compañeros et compañeras autorités des MAREZ, c’est-à-dire des communes autonomes, de réunir les compañeros et compañeras autorités, autrement dit les hommes et les femmes mandataires et agents des villages. La proposition émise par le conseil de bon gouvernement est soumise aux MAREZ. Et ces hommes et ces femmes mandataires et agents rapportent la proposition du conseil de bon gouvernement dans leurs villages, pour y être étudiée.

Les décisions sont prises dans les villages, lors d’une assemblée municipale. Là, on obtient la majorité pour décider de la proposition du conseil de bon gouvernement. Et de là, on remonte vers l’assemblée générale, qui comprend le conseil de bon gouvernement, où on décide, cette fois, en fonction du mandat du peuple. Mandat qui est déposé auprès du conseil de bon gouvernement.

Après, à l’inverse. Autrement dit, le contraire : les villages peuvent proposer des travaux à exécuter ou des lois que l’on juge nécessaires. Pour donner un exemple, dans la zone où nous trouvons, toutes les villages qui sont aujourd’hui zapatistes sont en train de décider de quelle façon on va travailler les terres reprises. En ce moment même, dans tous les villages de cette zone, on étudie cette question. Tous les villages. Il ne reste plus qu’à convoquer l’assemblée générale de cette zone, d’où sortira le mandat sur la façon dont on va s’occuper de ces terres.

Alors, comment se passent les choses dans une assemblée générale ? Imaginez que vous êtes les hommes et les femmes mandataires et agents qui sont ici. Parfois, une décision est prise à la majorité, et il reste une position minoritaire. Alors, l’une ou l’autre des compañeras ou des compañeros mandataires ou agents expose de nouveau la question en précisant que l’accord auquel on est parvenu pose problème, ce qui aura des conséquences par la suite. Alors, la majorité constituée laisse le droit au compañero ou à la compañera d’argumenter quant aux conséquences de la question qui est posée par le compañero ou la compañera. En fonction des arguments donnés, l’assemblée écoute, est attentive à bien comprendre. S’il s’agit par exemple de travaux ou de quelque chose qui n’a pas encore été mis en pratique, la majorité déclare que cela va être mis en pratique, mais que si ça ne marche pas bien, c’est nous qui commandons et on devra donc corriger et rectifier la situation (en fonction des arguments de la minorité). Autrement dit, on dit à la minorité que ce n’est pas que ce qu’elle avance n’a pas de valeur, mais que les choses vont se faire et qu’elles pourront être améliorées.

Du coup, la construction de l’autonomie prend diverses formes selon les zones zapatistes, c’est très varié. Les choses ne se font pas exactement de la même manière partout. Vous allez pouvoir en juger en discutant avec vos compañeros et compañeras qui sont allés dans les autres Caracoles, parce qu’il n’y a pas qu’un seul modèle, il n’y a pas qu’une seule manière de travailler, en raison de la situation dans laquelle se trouve chaque zone.

Par exemple, dans les Caracoles d’Oventik, de Morelia et de Roberto Barrios, les groupes paramilitaires sont très nombreux. C’est quelque chose qui nous oblige à veiller avec beaucoup de sécurité à la façon dont l’autonomie se met en place. Parce qu’il y a de nombreuses provocations des paramilitaires. Tandis que dans d’autres Caracoles, à cause des distances qui séparent une communauté d’une autre, la façon dont se construit notre autonomie est obligée de suivre un autre rythme.

Cependant, tout reste régi par un principe que nous devons strictement respecter, en pratiquant ce que disent nos sept principes, qui sont que les personnes qui font partie de notre gouvernement doivent obéir et que c’est le peuple qui commande ; que nos gouvernements autonomes doivent constamment redescendre vers les communautés et non pas se hisser vers le haut pour commander, pour cesser de consulter et pour ne rien proposer au peuple.

Nos autorités autonomes, les MAREZ et les conseils de bon gouvernement, sont tenues de proposer aux communautés, et certainement pas d’imposer. Nos autorités autonomes doivent travailler à convaincre les communautés, et non à les soumettre par la force. Nos autorités doivent construire ce dont on a besoin, ce qui est bon, et non détruire.

Nos autorités sont chargées de nous représenter, c’est-à-dire que ce qu’elles disent doit véritablement correspondre à la parole, à la pensée de notre peuple. Et en aucun cas exécuter ou faire des choses en prétendant que c’est le mandat du peuple alors qu’ils ne l’ont pas consulté. Autrement dit, nous ne voulons pas que les autorités autonomes en viennent à supplanter le peuple. Nous voulons que nos autorités autonomes servent fidèlement le peuple. Et non pas qu’elles se servent de leur mandat pour devenir un gouvernement autonome (dans le sens du gouvernement mexicain actuel).

Alors, nos communautés, nos autorités présentes dans toutes nos communautés, se fondent sur ces principes pour faire respecter ces principes. Et dans les conseils de bon gouvernement, les autorités occupent des postes tournants pour gouverner leur zone. Hommes et femmes. C’est donc à ce stade que l’on réussit à concrétiser une participation des hommes et des femmes.

Compañeros, compañeras, si seulement ce genre de pratiques adoptées par nos peuples pouvaient servir à nos frères et sœurs ailleurs, au Mexique comme dans d’autres pays. Parce que, quand c’est le peuple qui commande, personne ne peut le détruire. Ça n’empêche pas qu’il faut aussi penser que le peuple et les peuples aussi peuvent faire défaut, qu’ils peuvent se tromper. Mais ça, personne ne peut le leur reprocher.

Ce n’est pas comme aujourd’hui, où nous pouvons reprocher leurs fautes aux députés et aux sénateurs, aux gouverneurs ou aux maires. Mais le jour où ce sera vraiment le peuple mexicain, ouvriers, professeurs, étudiants, indigènes, paysans, le peuple du Mexique tout entier qui décide, ce jour-là nous n’allons plus trouver personne à accuser, à qui reprocher.

Si un jour, nous commettons une erreur, eh bien, de la même façon que nous avons été assez bons pour décider ce que nous avons entrepris ici, nous devrons être assez bons pour nettoyer la merde que nous aurons créée. C’est comme ça que ça se passe, c’est là que le peuple montre véritablement qu’il décide. Mais ça, c’est quelque chose qu’il faut arracher à ceux qui commandent aujourd’hui, au mauvais gouvernement. Aujourd’hui, ce sont eux qui possèdent ce pouvoir.

C’est ce qui nous fait dire que ce qui nous a véritablement permis de construire et pratiquer plus l’autonomie ici, c’est d’avoir repris les terres aux grands propriétaires terriens, aux latifundistes. C’est comme qui dirait s’emparer des moyens de production. Il n’y a que de cette façon qu’on y arrive. Pour cela, il faut s’organiser.

Alors, compañeros, compañeras, c’est ainsi que nous faisons les choses. Nous espérons que vous en aurez retiré quelque chose d’utile quant à la manière dont nous travaillons et pour voir comment il nous faut continuer encore à le travailler, à améliorer cette autonomie. Vous allez pouvoir en juger par vous-mêmes parce que vous allez visiter certaines communautés. Là, on pourra mieux vous l’expliquer, directement, et vous dire comment les gens l’ont vécu. Et donc la façon dont ils en sont arrivés à ce qu’ils vivent aujourd’hui. Par eux-mêmes, tout seuls, les compañeros et les compañeras.

Ces paroles sont disponibles sous forme d’une brochure, au format PDF, librement téléchargeable :
Brochure "Paroles de l’EZLN devant les membres de la caravane"

[1] Allusion à Andrés Manuel López Obrador, « vainqueur » évincé de l’élection présidentielle de 2006 (NdT).

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16 juillet 2011 6 16 /07 /juillet /2011 07:03
Ni le Centre ni la Périphérie (septième et dernière partie)
VII. Sentir le rouge. Le calendrier et la géographie de la guerre
sous-commandant insurgé Marcos

jeudi 15 mai 2008.

 

Participation du sous-commandant insurgé Marcos
à la conférence collective donnée l’après-midi du 16 décembre 2007
dans le cadre du Premier Colloque international in memoriam André Aubry.

Ni le Centre ni la Périphérie
(septième et dernière partie)
VII. SENTIR LE ROUGE.
LE CALENDRIER ET LA GÉOGRAPHIE DE LA GUERRE

« La différence entre ce qui est irrémédiable et ce qui est nécessaire, c’est que, dans le premier cas, il est inutile de se préparer,
tandis que seule la préparation rend possible le second. »

Don Durito de la Lacandona

Auparavant, dans le cadre de ce colloque mais aussi avant cela, nous avons signalé le caractère belliciste du capitalisme.

Nous aimerions ajouter aujourd’hui que la guerre n’est pas uniquement une manière pour le capitalisme de s’imposer et de s’implanter dans la périphérie - bien qu’elle soit la principale, cela dit.

C’est aussi un commerce en soi. Une manière de faire des profits.

Paradoxalement, la paix rend plus difficile de faire des affaires. Je dis « paradoxalement » parce que l’on suppose que le capital a besoin de la paix et de la tranquillité pour se développer. Cela a peut-être été vrai par le passé, je n’en sais rien, mais ce que l’on voit aujourd’hui, c’est qu’il a besoin de la guerre.

C’est pourquoi la paix est anticapitaliste.

On parle relativement peu de cela, du moins au Mexique, mais le poids économique de l’industrie de l’armement et de ses gigantesques profits (obtenus chaque fois que le prétendument agonisant pouvoir nord-américain décide de « sauver » le monde démocratique d’une menace intégriste... qui n’est pas la sienne, évidemment) est très loin d’être négligeable.

Sur le plan de la théorie, comme l’a fait remarquer Jean Robert - et très judicieusement, à notre sens - il y a quelques heures à peine, il est nécessaire de remettre en question le « terrain » sur lesquels s’appuie un raisonnement scientifique. Aussi pensons-nous que le concept de « guerre » tel qu’il est employé dans les analyses antisystème peut nous aider à stabiliser des terrains encore mouvants.

Il ne s’agit cependant pas seulement d’une question purement théorique. Robert Fisk, d’une part, et Naomi Klein, de l’autre, ont énormément contribué à ôter le voile qui masquait le théâtre des opérations de guerre en Irak. Sans travailler assis devant leur bureau ou devant un écran qui gérait les informations issues des grands monopoles médiatiques, mais en se rendant personnellement sur place, ils sont parvenus aux mêmes conclusions.

Grosso modo, ils nous disent : « Elle est bien bonne ! On n’est pas en train de libérer l’Irak de la tyrannie de Sadam Hussein, on fait purement et simplement des affaires. Et jusqu’à l’échec apparent de l’invasion, qui est aussi un négoce. »

Je voudrais vous recommander un livre, que j’ai apporté avec moi. Il s’agit de La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, de Naomi Klein. C’est un de ces livres qui valent d’être tenus en main. Qui plus est, c’est un livre dangereux. Le danger de ce livre réside en ceci que l’on comprend ce qu’il dit !

En écrivant ces quelques lignes, j’imagine que Naomi Klein a déjà exposé l’essentiel de sa pensée, j’essaierai donc de ne pas répéter ce qu’elle dit. Je tiens uniquement à faire remarquer qu’elle y traite d’aspects du fonctionnement du capitalisme qui sont négligés ou ignorés par plus d’un théoricien et d’un analyste de gauche dans le monde.

Don Pablo González Casanova est un autre de ces penseurs qui ont contribué à débroussailler les vieilles et les nouvelles réalités du capitalisme, au Mexique et dans le monde, ainsi qu’un exemple d’un regard qui fait preuve de générosité dans le don de son temps et de respect dans l’analyse de notre trajectoire en tant que zapatistes.

Nous avons là deux représentants de deux générations différentes d’analystes du système capitaliste, sérieux, sérieuses, brillants et possédant en outre une qualité que l’on a tendance à oublier dans les milieux théoriques et intellectuels : ils sont pédagogues, c’est-à-dire qu’ils se font comprendre.

Don Pablo González Casanova est un homme sage. C’est le seul intellectuel avec qui j’ai vu les compañeros et les compañeras parler en toute confiance. Moi qui vit depuis plus d’une vingtaine d’années avec nos peuples, je sais combien il est difficile d’avoir leur confiance.

Nous voudrions offrir à Naomi Klein et à Don Pablo cette poupée zapatiste avec un escargot. Pour nos peuples, l’escargot est la manière d’appeler au collectif, à la collectivité. Quand les hommes sont à la milpa et les femmes à leurs travaux, l’escargot les appelle à se réunir en assemblée et c’est là qu’ils se font collectif. C’est ce qui fait que nous le nommons « l’appeleur de nous autres ».

Que Don Pablo reçoive notre admiration et notre respect collectifs, ainsi que personnel. En ce qui me concerne, j’ai coutume de dire que quand je serai grand, je veux être comme Don Pablo González Casanova. Je dois également ajouter que c’est l’une des personnes qui provoque aisément une rechute chauvine et qui nous fait dire que c’est un honneur d’être mexicain.

Don Pablo, je vous fais cadeau de ce livre de Naomi Klein. Il contient des éléments nouveaux permettant de comprendre les nouvelles orientations que suit le capitalisme. Je vous le donne parce que j’en ai un autre exemplaire.

***

J’aimerais profiter de cette occasion pour vous faire part de quelque chose.

C’est la dernière fois, du moins avant longtemps, que nous participons à des activités de ce genre. Je veux parler de ce colloque et de rencontres, de tables rondes et de conférences, et bien entendu d’interviews.

Certaines des personnes qui ont modéré ces conférences collectives m’ont présenté comme le porte-parole de l’EZLN et ce matin je lisais que quelqu’un se réfère à moi en parlant de porte-parole mais aussi d’« idéologue » du zapatisme. Mince alors ! « Idéologue. » Au fait, ça fait mal ce truc ?

Soyons clairs. L’EZLN est une armée. Très différente, très autre, en effet, mais c’est une armée.

Or en dehors de la partie que vous voulez voir du Sup (je veux dire, en dehors de mes belles jambes), en tant que porte-parole, « idéologue » ou ce que vous voudrez, je crois que vous êtes en âge de savoir que le Sup est en outre le chef militaire de l’EZLN.

Cela faisait quelque temps que ce n’était pas le cas, mais aujourd’hui nos communautés, nos compañeras et nos compañeros sont attaqués.

Cela s’était déjà produit auparavant, certes.

Ce qui est nouveau, c’est que pour la première fois depuis cette aube de janvier 1994, la réponse sociale, au Mexique et à l’étranger, a été insignifiante ou inexistante.

C’est la première fois que ces attaques émanent directement et sans s’en cacher de gouvernements censés être de gauche ou qui se maintiennent en place avec le soutien visible de la gauche institutionnelle.

Dans le journal d’aujourd’hui, on peut lire que le personnage qui incarne à merveille les finqueros, les grands propriétaires chiapanèques, Constantino Kanter, vient d’être nommé dans le cabinet PRD de Juan Sabines et qu’il occupera un poste gouvernemental qui permettra aux groupes paramilitaires d’être financés en toute tranquillité.

C’est aussi la première fois que nous avons trouvé porte close, et fermée à double tour, les lieux où les gens pouvaient facilement se rendre compte de ce qu’il advenait de notre mouvement, ainsi que de nos réflexions et de nos appels.

Ce n’est pas tout.

Il y a plusieurs mois, à l’occasion d’une de ces tables rondes auxquelles nous avons participé à Mexico, une personne qui a rejoint les rangs de ces modernes « chemises brunes » du lopezobradorisme (et dont les cadres moyens sont des crétins et des pisse-copies de l’envergure de Jaime Avilés, du journal La Jornada) a interpellé les zapatistes (étaient présents la commandante Miriam, le commandant Zebedeo et moi) pour nous demander, sur un ton pédant et inquisiteur, grosso modo, pourquoi nous ne laissions pas « les gens progressistes de ce pays avancer dans la démocratisation du Mexique ». Tel quel. Nous venions de décrire une série de faits qui donnait les raisons de notre éloignement du PRD et du lopezobradorisme, série de faits que la dame bien vêtue en question n’avait pas écoutée.

Aux arguments que nous avions exposés, les cinq ou six personnes envoyées par le PRD ont répondu, d’abord par des mensonges (comme quoi Andrés Manuel López Obrador avait rompu tout lien avec Juan Sabines et autres pantins qui s’étaient alignés sur Felipe Calderón, comme quoi la CND était anticapitaliste et autres sottises de ce genre), puis par leur slogan « Es un honor, estar con Obrador » (C’est un honneur d’être avec Obrador). Par la suite, le commandant Zebedeo m’a demandé ce que nous faisions là et qui étaient ces gens qui n’écoutaient même pas ce qu’on leur disait.

Quelques jours plus tard, Leonel Cota Montaño, le minet (en demandant pardon aux chats) qui est président du Parti de la révolution démocratique, nous a accusés d’avoir provoqué avec nos critiques la défaite électorale (c’est ce qu’il a dit) de López Obrador à la présidentielle de 2006.

Avant cela, pratiquement depuis le démarrage de la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone, le lopezobradorisme éclairé avait trouvé grands ouverts les espaces lui permettant de nous attaquer, tandis qu’ils nous étaient progressivement fermés.

On nous a dit de tout, au long de ce calendrier-là. Pour paraphraser Edmundo Valadez, « la merde a été autorisée » et au sein de l’intelligentsia progressiste et de gauche on a pu entendre, voir dessiné ou écrit des choses qui aurait fait honte à la presse la plus réactionnaire de notre pays, mais que la gauche institutionnelle et ses satellites ont célébrées.

Dans la bouche d’un intellectuel de « gauche », cela se traduit, après la fraude électorale de 2006, par : « Celle-là, on ne lui pardonnera pas, à Marcos ! »

Je ne fais que signaler un fait simple et vérifiable. Un fait que nous avions en outre prévu dès avant le 19 juin 2005, date à laquelle nous avons rendu public notre Sixième Déclaration de la forêt Lacandone, et auquel nous nous étions préparés.

Des incidents ont eu lieu, surtout durant le dernier circuit que nous avons effectué dans le cadre de la Première Rencontre des peuples indiens d’Amérique, réalisé à Vicam, État de Sonora, des incidents qui attirent notre attention et nous alertent.

Nous savons que vous pensez qu’il ne se passe quelque chose que si les médias ou un média particulier vous en informent. Je vous communique que ce n’est pas le cas, et qu’il y a déjà longtemps que beaucoup de choses se passent qui sont étouffées ou ignorées.

Nous comprenons que nos positions ne soient pas reçues avec la même ouverture d’esprit et la même tolérance qu’il y a quelques années.

Nous comprenons que l’on soutienne et promeuve une vision et une position politique que l’on « blinde » pour la rendre impénétrable à toute remise en cause ou position dissidente.

Nous comprenons aussi que pour certains médias nous ne fassions la une que si on nous tue ou si nous mourons de faim. Mais pour l’heure, nous préférons que vous restiez sans vos nouvelles brèves tandis que nous, de notre côté, nous essayons de poursuivre la consolidation de la tentative civile et pacifique de ce qui s’appelle encore l’Autre Campagne, sans oublier de nous préparer à résister, seuls, à la reprise des attaques lancées contre nous, par l’armée, par les diverses polices ou par les paramilitaires.

Qui a fait la guerre sait reconnaître les chemins qui y préparent et en annoncent la venue prochaine.

À l’horizon, les signes de guerre sont très nets.

Comme la peur, la guerre a une odeur.

Et aujourd’hui, on commence déjà à sentir son odeur fétide sur nos terres.

Pour reprendre les termes de Naomi Klein, nous devons nous préparer au choc.

À part ça, au cours des deux dernières années écoulées et pendant lesquelles nous avons été absents, notre production théorique, nos réflexions et nos analyses ont été plus abondantes qu’au cours des douze années précédentes. Le fait que les médias publics habituels n’en aient pas fait mention ne signifie pas qu’elles n’existent pas. Nous avons apporté nos réflexions, au cas où quelqu’un trouverait intéressant de les discuter, de les remettre en question ou de les confronter à ce qui se passe aujourd’hui dans le monde et dans notre pays. Vous y verrez peut-être, en vous penchant sur elles un instant, en guise d’avertissement, ce qui est aujourd’hui la réalité.

Enfin, elles sont là. On comprendra peut-être un peu mieux notre ton tout au long de ce colloque, quelque chose comme « nous vous chargeons de ».

***

Quand les femmes zapatistes et les hommes zapatistes parlent, ils mettent en avant leur cœur rouge qui bat collectivement.

Comprendre ce que nous disons, ce que nous faisons et que nous ferons est impossible si on ne ressent pas notre parole.

Je sais que les sentiments n’ont pas leur place dans la théorie, du moins dans celle qui va trébuchante aujourd’hui.

Qu’il est très difficile de sentir avec la tête et de penser avec le cœur.

Que les masturbations théoriques liées à cette possibilité que nous avons évoquée sont loin d’être négligeables et que les rayons des librairies et des bibliothèques sont truffés de tentatives ratées ou ridicules de faire ce dont je vous parle.

Nous le savons et nous le comprenons.

Nous insistons cependant pour dire que notre manière d’envisager les choses est correcte, ce qui ne l’est pas c’est le lieu où on tente de résoudre cette question.

Parce que pour nous tous et nous toutes, les zapatistes, le problème théorique est un problème pratique.

Il ne s’agit pas de prôner le pragmatisme ou d’en revenir au début de l’empirisme, mais de signaler clairement que les théories non seulement ne doivent pas être séparées de la réalité mais qu’elles doivent aussi chercher dans cette réalité les leviers salvateurs quand on se trouve dans une impasse conceptuelle.

Les théories bien rondes, complètes, achevées ou cohérentes font parfaitement l’affaire pour présenter un concours d’entrée ou pour remporter un prix, mais elles s’effritent habituellement en mille morceaux dès le premier coup de vent de la réalité.

Nous avons écouté ici des lumières et des étincelles qui, nous, les zapatistes, au féminin et au masculin, nous encouragent et nous donnent haleine.

Ce mélange explosif de connaissance faite sentiment avec lequel nous a étonnés et émus John Berger.

Le questionnement lucide et sans concessions de Jean Robert.

L’implacable analyse concrète de Sergio Rodríguez.

La sereine clarté des réflexions de François Houtard.

L’histoire honnête de ce qui est arrivé et qui arrivera à un mouvement, le MST, que non seulement nous respectons, mais que nous admirons, racontée par le compañero Ricardo Gebrim.

La pensée riche et englobante de Jorge Alonso.

L’enthousiaste description de Peter Rosset.

La brillante référence que Gilberto Valdéz a faite aux discussions théoriques qui ont cours aujourd’hui dans la Cuba révolutionnaire.

Les enrichissantes provocations théoriques de Gustavo Esteva.

La noble lucidité de Sylvia Marcos.

Les avancées théorico-analytiques de Carlos Aguirre Rojas.

Les feux de position à longue portée d’Immanuel Wallerstein.

Et, il y a quelques instants à peine, la sagesse fraternelle et camarade de Don Pablo, et l’inquiétant éclairage que fait Naomi Klein du cynisme capitaliste.

Saluons également les compañeras et compañeros qui ont modéré les sessions de ce colloque.

Tous mes respects aux gens qui se sont chargés de la traduction de nos présentations, et mes excuses les plus sincères pour les problèmes qu’ont pu leur occasionner les « modes » du parlé zapatiste de Monsieur Hibou, Décembre, la Magdalena et Elías Contreras.

Il y a cependant quelque chose qu’on ne voit pas mais qui est là, parce qu’on en constate les effets.

Je me réfère aux compañeras et aux compañeros que nous appelons sons et lumières mais aussi et surtout à toutes les jeunes et à tous les jeunes indigènes qui étudient et travaillent ici, au CIDECI, avec le docteur Raymundo Sánchez Barraza.

Puisque nous avons parlé du regard, je pense que le moins que nous puissions faire est non seulement de voir leurs efforts (ce sont eux, essentiellement, qui ont rendu possible ce colloque) mais aussi de les voir, elles et eux, en personne.

Merci aussi, et tout particulièrement et chaleureusement, à l’équipe de soutien de la Commission Sexta de l’EZLN. Merci Julio. Merci Roger.

Je sais qu’ils trouveront bizarre que je les remercie, étant donné qu’il reste encore l’hommage de demain à André Aubry et la déclaration-devinette de son doctorat.

Justement, demain vers midi doivent arriver mes chefs au féminin et au masculin du Comité clandestin révolutionnaire indigène de la zone des Altos, accompagnés par des autorités de nos conseils autonomes et des « commissions de travail » du Conseil de bon gouvernement d’Oventik.

Ce sont elles et eux qui auront en charge notre parole et, comme aujourd’hui par ma voix, par leur voix parlera ce tout que nous sommes.

***

Pour conclure nos longues interventions au cours de ce colloque, j’aimerais vous expliquer ce que nous voulions faire remarquer avec l’intitulé d’ensemble que nous leur avons donné : « Ni le Centre ni la Périphérie ».

Nous pensons qu’il ne s’agit pas seulement d’éviter les pièges et notions, théoriques et analytiques dans ce cas, que le centre pose et impose à la périphérie.

Pas plus qu’il ne s’agirait d’inverser le centre gravitationnel et de le situer à la périphérie, pour, de là, « irradier » le centre.

Nous croyons que cette autre théorie, dont quelques lignes générales ont été présentées ici, doit également rompre avec cette logique de centres et de périphéries et s’ancrer dans les réalités qui surgissent, qui émergent, pour ouvrir de nouvelles voies.

Si une rencontre de ce type devait se répéter, je pense que vous serez d’accord avec moi sur le fait que la présence de groupes antisystème tels que le Mouvement des sans-terre du Brésil est particulièrement enrichissante.

Eh bien, je crois que c’est tout.

Ah oui ! Avant que j’oublie : je vous charge de quelque chose !

Merci beaucoup à toutes, à tous.

Sous-commandant insurgé Marcos.
San Cristóbal de Las Casas, Chiapas, Mexique.

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16 juillet 2011 6 16 /07 /juillet /2011 07:02
Ni le Centre ni la Périphérie
VI. Regarder le bleu. Le calendrier et la géographie de la mémoire
sous-commandant insurgé Marcos

lundi 12 mai 2008.

 

Participation du sous-commandant insurgé Marcos
à la conférence collective donnée le 16 décembre 2007 à la mi-journée
dans le cadre du Premier Colloque international in memoriam André Aubry.

Ni le Centre ni la Périphérie
VI. REGARDER LE BLEU.
LE CALENDRIER ET LA GÉOGRAPHIE DE LA MÉMOIRE

« Si pour ceux d’en haut, ceux d’en bas ne sont que de vulgaires insectes,
piquons-les ! »

Don Durito de la Lacandona

En bien plus d’une occasion, nous avons dit que le soulèvement des zapatistes s’insurgeait contre l’oubli. Qu’il me soit donc permis de faire exercice de mémoire.

Il y a quelques lunes, à notre passage dans une des zones de l’irrégulier territoire zapatiste, un groupe d’officiers insurgés, de commandants et de commandantes s’est réuni pour se pencher sur certains problèmes.

L’une des questions à l’ordre du jour était que, quelques années auparavant, à la demande d’un des dirigeants de zone, plusieurs villages avaient contribué financièrement à monter une coopérative et qu’on les avait assurés qu’on leur ferait savoir ce que cela avait donné.

Évidemment, comme à chaque fois qu’une erreur est commise, personne ne se rappelait qui en avait fait la demande, quelle somme avait été fournie et de quelle bourse, ce qu’il était advenu de cette coopérative, etc.

Nous cherchions à essayer de dégager des responsabilités, mais nous tombions sur un puits sans fond.

« "La" problème, disait l’un des officiers insurgés, c’est que nous, nous ne nous rappelons pas bien bien comment tout ça s’est vraiment passé. Mais les villages impliqués s’en souviennent parfaitement, eux, et ils sont en colère parce qu’on ne leur rend pas justice. »

« C’est ça "la" problème, les communautés n’oublient jamais rien. »

Ce que je voulais répondre à cela, c’est un autre officier qui l’a dit :

« Comment ça, c’est ça la problème ? Au contraire, ça, c’est notre force. Est-ce que les communautés seraient dans cette lutte s’ils oubliaient ?

- C’est vrai », admit le premier officier.

J’ai tourné la tête vers les commandants et vers les commandantes. Il n’y a pas eu besoin de leur demander car ils ont répondu d’eux-mêmes :

« Nous voulons que le commandement général ouvre une enquête pour résoudre la problème.

- C’est bon », leur ai-je dit à mon tour.

Après quoi j’ai indiqué ce qu’il fallait pour faire chercher Elías Contreras et lui remettre tous les renseignements en notre possession.

Le rapport d’Elías n’a guère tardé à nous être remis.

En effet, profitant d’un des rares moments où la pression de l’armée fédérale s’était relâchée, le dirigeant de zone, pensant qu’il était probable que cela ne dure pas, avait effectivement proposé de lancer une coopérative pour avoir quelque chose quand le harcèlement des troupes reprendrait de plus belle. Le CCRI de la zone en question avait donné son accord et les quelques villages contactés acceptèrent la proposition. Peu après, la pression exercée par l’armée fédérale augmenta à nouveau et tout ce que la coopérative avait pu accumuler fut envoyé aux villages qui accueillaient des réfugiés. Jusque-là, tout était clair et net. Mais... et là, je cite textuellement une partie du rapport d’Elías Contreras :

« La problème, Sup, c’est que ni le dirigeant ni les comités en ont informé les communautés concernées. Du coup, plusieurs années ont passé, pas beaucoup mais pas non plus très peu, et les villages se sont souvenus de la coopérative et demandent donc au commandement général d’aller voir ce qui se passe pour qu’il n’arrive pas ce qui se passe avec les priyistes qui font leur beurre et ne tiennent pas les gens informés. »

« Sinon, à part ça, je te dis ma pensée. Bon, Sup, sûr que comme qui dirait ils ont merdé, parce que c’est possible que parfois il n’y a rien de bon à manger ou il n’y a pas de vêtements ou il n’y a pas de médicaments, ou carrément parce qu’on ne tient pas une journée à cause de toutes les problèmes qu’il y a, mais la mémoire, elle, ne fait jamais défaut. »

Les sanctions correspondantes ont été prises à l’encontre des responsables, le rapport établi a été transmis aux villages, on a demandé de faire une recension des gens qui avaient apporté quelque chose et du montant des sommes fournies et il a été décidé de les rembourser intégralement en puisant dans le fonds de guerre.

Les comisiones, les membres de la commission, sont donc partis dans les villages concernés. Peu après, ils sont revenus et ont informé du résultat. Tout était rentré dans l’ordre, sauf pour la communauté de San Tilo. Il se trouve qu’un des compañeros de ce village, plutôt âgé, s’est refusé tout net à percevoir le remboursement de ce qu’il avait avancé. On eut beau lui expliquer de toutes les manières possibles, le compa en restait au fait qu’il n’en voulait pas, point final. Les comisisones ont passé trois jours et trois nuits à essayer de le convaincre, mais pas moyen. Comme ils devaient rentrer pour se livrer à d’autres tâches, ils ont remis au responsable du village la somme qui revenait au compa, en recommandant au responsable de continuer à essayer de le convaincre d’accepter.

J’ai demandé à l’officier qui accompagnait la commission ce qui s’était passé. Voilà ce qu’il m’a rapporté :

« C’est "Chompiras". Je ne sais pas si tu te souviens de lui, Sup, c’est celui qui avait aidé à faire sortir les blessés du marché d’Ocosingo, en 1994. Et plus tard, il a perdu deux de ses fils quand il y a eu la trahison [de Zedillo] de 1995. C’est un des premiers à être entrés dans la lutte dans ce coin-là. Il parle toujours du Seigneur Ik. Il ne dit presque jamais rien, mais j’te jure, Sup, quand il a entendu ce qu’on avait à lui dire, y a plus personne qui l’arrête ! Il nous a même grondés comme des gosses. J’te jure, il nous a dit et répété que lui, il avait la mémoire plus grande que n’importe lequel d’entre nous. Foutus gamins, qu’il nous a dit (l’officier a près de trente ans). Il nous a demandé si on avait par hasard oublié que le Seigneur Ik avait expliqué que la lutte n’est pas terminée tant qu’elle n’est pas finie et que c’est seulement là que tout rentre dans l’ordre. Et il a dit que lui, il n’accepterait rien parce qu’il l’avait donné pour la lutte et que la lutte n’était pas terminée.

- Et alors, qu’est-ce que vous avez fait ? » lui ai-je demandé en allumant une pipe.

« Ben rien, qu’est-ce que tu voulais qu’on fasse ? On s’est barrés en courant parce qu’il nous a coursés après avec sa machette. Et il a dit qu’ils allait nous accuser, et toi avec, de ne pas avoir la mémoire. C’est ce qu’il a dit. »

***

Au cours d’une des interventions de ce colloque, effectuée par Jorge Alonso, on nous a dit qu’il n’y avait pas qu’une seule manière d’analyser la réalité mais plutôt différentes façons de la cerner. Nous aimerions profiter de la présence parmi nous de Jean Robert et de John Berger, qui en savent long sur cette question, pour reprendre cette judicieuse assertion et évoquer le regard.

Je veux parler du regard porté sur les zapatistes et du regard qu’ont les zapatistes.

Il y a une énorme différence entre la façon dont les personnes qui côtoient directement les communautés indigènes nous voient, nous tous et nous toutes, les zapatistes, et les autres qui nous voient de loin, c’est-à-dire d’une autre réalité. Peut-être doit-on attribuer cela à leur formation, à leur vécu, à leur lucidité ou à cette sensibilité rare dont font preuve de temps en temps certaines personnes, mais c’est un fait indéniable.

Je ne me réfère pas à une façon de nous regarder qui serait indulgente ou non, inquisitrice ou non, ou à une tentative de nous catégoriser, mais à ce qu’ils choisissent de regarder chez nous et leur attitude pour ce faire.

André Aubry, dont le vécu ici nous a réunis, avait sa propre façon de nous regarder, c’est-à-dire qu’il avait choisi une partie de ce que nous sommes pour nous voir. Les deux dernières fois que j’ai eu l’occasion de le voir le décrivent parfaitement.

Dans l’une de ces occasions, en réunion privée en présence de Jérôme Baschet, nous avons parlé de livres et autres absurdités.

Aubry était à l’aise, disert, comme avec des amis.

Dans l’autre, lors d’un débat au cours duquel il a lancé l’une des critiques les plus sévères et judicieuses que j’ai pu entendre contre l’académie, André n’arrêtait pas de se retourner pour regarder derrière lui, où plusieurs centaines de compañeras et de compañeros - des autorités de nos conseils autonomes, des responsables de commission et des autorités des cinq Caracoles - écoutaient en silence.

Il était nerveux et inquiet, comme s’il affrontait des juges sévères ou un synode épiscopal.

De l’autre bout de la table, je l’ai regardé et je l’ai compris.

Certains se préoccupent de la façon dont l’académie évaluera leur argumentation. Aubry, lui, n’en avait cure. C’est ce qu’en penseraient tous les zapatistes et toutes les zapatistes ce qui lui tenait à cœur.

C’était le même André Aubry qu’au cours de la Marche de la couleur de la terre du calendrier de 2001. Cet André Aubry qui n’avait aucun regard pour les estrades qui se sont succédé tout au long de la géographie que nous avons traversée, pas plus que pour les foules qui se pressaient pour assister aux discours, mais qui était à l’affût des petits groupes qui s’approchaient sur notre passage, sur les chemins et les routes, simplement pour nous voir passer ou nous transmettre leur salut.

Alors qu’on hésitait toujours pour accorder ou non la parole à une femme indigène masquée au Congrès mexicain, il avait vu juste et anticipé sur un calendrier ultérieur, en s’exclamant, à peu de choses près : « La marche. Pas ça. C’est la marche, là-bas, dans les sierras, dans les petits villages, à qui on ne s’adresse jamais, c’est là qu’il se passera vraiment quelque chose. »

André Aubry ne nous voyait pas avec les yeux d’autres personnes qui travaillent dans les communautés ou avec des indigènes. Contrairement à eux, il ne nous voyait pas comme des perpétuels évangélisés, comme d’éternels enfants, sans se soucier des calendriers qui passent ; comme des enfants qui font honte à leurs parents ou dont ceux-ci peuvent être fiers. Ou encore avec les miroirs reflétant leur propre image qu’ils s’accrochent devant les yeux pour voiler la vie des autres, au masculin et au féminin, avec qui nous entrons en contact, miroirs qui deviennent visibles ou non en fonction de l’auditoire ou de la conjoncture, selon une sorte d’opportunisme d’un nouveau genre. Il ne nous voyait pas comme ceux et celles qui, en entendant l’intervention judicieuse ou l’analyse lucide d’une de nos compañeras ou d’un de nos compañeros, donnant un coup de coude complice à leur voisin ou ouvertement, disent : « Celle-là, celui-là, c’est nous (au masculin) qui l’avons formé, pas les zapatistes. »

Non, Aubry nous regardait comme si les peuples indiens étaient un professeur ou un mentor sévère. Comme s’il était conscient que l’histoire pouvait se renverser à tout moment ou comme si cela avait déjà eu lieu dans les communautés zapatistes et que les indigènes étaient devenus les évangélisateurs, les professeurs, et que, devant eux, aussi bien les doctorats obtenus dans de prestigieuses universités étrangères que la hauteur de la pile de livres que l’on a publiés ou l’air négligemment européen ou volontairement missionnaire dans les habits et dans l’attitude ne servaient à rien.

Hier, ici même, il a été dit quelque chose qui a dû faire se retourner dans la terre où il repose André Aubry. Il a été dit que nos peuples sont ignorants. Je me demande alors ce qu’il en est de ceux qui comme moi se savent les élèves de ces peuples « ignorants ». Je reviendrai là-dessus plus tard.

Je crois, et quand je le verrai je le lui demanderai, qu’André Aubry voyait la partie des peuples zapatistes qui est tournée vers l’intérieur. Un peu comme si ce peuple avait non seulement décidé de renverser le monde, mais aussi la perception que l’on en a, et avait fait en sorte que son essence, ce qui le définit, soit tourné vers le dedans et non vers le dehors. Comme si le passe-montagne était une arme à double tranchant : forteresse, tranchée, miroir interne et simultanément couverture de quelque chose en gestation.

J’ai trouvé le même regard porté sur nous chez d’autres, au masculin et au féminin. Chez Ronco, Don Pablo, Jorge, Estela, Felipe, Raymundo, Carlos, Eduardo, un autre, une autre, Personne, pour n’en citer que quelques-uns. Que l’on me pardonne si dans cette liste il ne figure qu’un seul prénom féminin, mais il semble qu’en matière de ce type de regard il n’y ait pas de quota de genre à respecter.

Tous les regards qui nous regardent ne sont pas autant à respecter et à remercier que celui d’André Aubry.

Il existe aussi des regards aux yeux desquels nous constituons - qui l’eût cru, en plein néolibéralisme ! - une possibilité de faire des profits à court, moyen ou long terme. Le regard de l’usurier politique, idéologique, scientifique, moral, journalistique. J’en parlerai par la suite.

Toutes ces sortes de regards, si différents les uns des autres, si différents dans l’aspect des zapatistes qu’ils choisissent de regarder, ont cependant tous quelque chose en commun : ce sont des regards portés du dehors.

Ils jouissent en outre, disons-le, du privilège d’être les regards qui sont diffusés et connus dans d’autres géographies et dans d’autres calendriers.

Par contre, notre regard, nos regards sur elles et sur eux, présentent l’inconvénient (et simultanément l’avantage, mais j’en parlerai plus tard) de n’être connu de l’autre du dehors qu’à la condition que vous le décidiez ou le permettiez.

Si notre regard est un regard de remerciement, de reconnaissance, d’admiration et de respect ou coïncide avec ce que vous regardez, alors là, oui : qu’on le diffuse, qu’on le reconnaisse, qu’on en signale la sagesse, la lucidité, la pertinence.

En revanche, si c’est un regard critique et de remise en question, peu importe les arguments et les raisons qui en sont donnés, il faut faire taire ce regard, le voiler, l’occulter.

On signale alors notre désorientation, notre intolérance, notre radicalisme, nos erreurs.

Enfin, pas « nos » ! « Les erreurs de Marcos », « le mal des montagnes de Marcos », « l’intolérance de Marcos », « le radicalisme de Marcos ».

Dans le cadre d’une des présentations du livre Noches de Fuego y Desvelo (Nuits de feu et de veille), une journaliste m’expliquait la féroce fermeture d’esprit et la calomnie répétée envers la parole des zapatistes dans des milieux auparavant ouverts et tolérants, l’attribuant au fait qu’« ils ne comprennent pas ce que c’est que d’être conséquents ».

Bref, ce que je tiens à faire remarquer est que, au cours des trois dernières années, c’est le regard que vous portez sur nous qui s’est fait le plus connaître.

On a fait des photos, des films, des enregistrements, des reportages, des interviews, des chroniques, des articles, des essais, des thèses, des livres, des conférences et des tables rondes avec votre regard nous regardant.

Je n’insisterai pas sur des détails, comme le fait que certaines personnes ont écrit des livres entiers sur le zapatisme sans être allés plus loin que San Cristóbal de Las Casas, que d’autres se présentent comme s’ils vivaient dans les communautés zapatistes alors qu’ils vivent dans la froide et orgueilleuse Jovel, ou encore le cas extrême de Carlos Tello Díaz, qui a écrit une prétendue histoire de l’EZLN reposant sur des informations fournies par les services de l’intelligence mexicains, qui n’ont rien, qu’il me soit permis de le dire, d’intelligent.

Je préfère faire remarquer que votre regard n’est pas seulement du dehors et qu’il ne fait pas que choisir une seule manière de nous voir (une optique, disait Don Jorge), mais qu’il choisit aussi de ne regarder qu’une partie de ce que nous sommes.

Hier, je signalais que les zapatistes admettaient aisément qu’ils ne sont pas capables (et ne le veulent pas, d’ailleurs) d’intégrer l’ensemble du mouvement antisystème mexicain.

Il semble que le regard que vous portez sur nous devrait, lui aussi, admettre qu’il n’est pas en mesure de saisir tout ce qu’a été, est, signifie et représente notre mouvement.

Nous ne vous demandons pas de faire preuve d’humilité - même si je pense que beaucoup d’entre vous auraient bien besoin d’un stage sur la question -, mais d’honnêteté.

Votre regard de chercheurs en sciences sociales, d’intellectuels, de théoriciens, d’analystes ou d’artistes est aussi bien une fenêtre qui permet à d’autres au féminin et au masculin de nous regarder.

En règle générale, on n’a pas conscience que cette fenêtre ne montre qu’une petite partie de la vaste demeure des zapatistes, aussi conviendrait-il de prévenir ceux qui nous voient à travers votre regard de cet état de fait.

Il y a quelques années, une compañera de la ville effectuait son propre bilan de l’histoire du zapatisme depuis 1994 et concluait qu’elle avait « participé à tout ».

Ce n’était pas vrai car elle oubliait dans ses comptes qu’il n’y figurait que les manifestations extérieures publiques du zapatisme.

Elle ne pouvait y incorporer des choses et des faits que les mots ne suffisent pas à décrire : la résistance quotidienne et héroïque des communautés, la patience obstinée des troupes insurgées, les allées et venues silencieuses à travers tout notre territoire des dirigeants de notre organisation. Bref, le zapatisme, ce qui maintient et donne tout son sens à ce qui est regardé, écouté, touché, goûté, pensé et senti.

Je n’ignore pas que ma position en tant que Sup me permet d’avoir un regard privilégié sur ce que nous regardons en nous regardant. Mais je vous avoue que je ne parviens pas à voir tout dans le moindre détail et que, comme l’avouait Ronco ce matin, je ne cesse de m’étonner et de rester pantois d’admiration avec le peu qu’est capable d’en saisir un cœur meurtri, tout rapiécé et plein de cicatrices qui ne se referment pas, fort heureusement.

Je vous le dis avec ce cœur meurtri dans la main : au sein du zapatisme, le privilège du regard n’est pas un privilège individuel mais collectif.

J’ajoute que dans notre regard porté sur vous il y a toujours eu un réel effort pour vous comprendre, pas pour vous juger.

« Pourquoi ? » Voilà la question posée par notre regard quand il se porte sur vous.

« Pourquoi disent-ils ce qu’ils disent, pourquoi pensent-ils ce qu’ils pensent, pourquoi agissent-ils ainsi ? »

Le fait est que nos questions restent presque toujours sans réponse, mais bon, c’est pareil pour nous. Après tout, avec nous, au masculin et au féminin, on peut être tranquille, il y a toujours plus de questions et de doutes que de certitudes et de réponses.

Je ne vous le dis pas pour vous demander une réciprocité car je vous assure que dans la plupart des cas, outre le respect, nous n’avons pour vous que gratitude.

C’est simplement pour que vous pensiez à tout ce qu’inclut, et exclut, un regard.

***

Corrigez-moi si je fais erreur, mais il me semble que c’est Paul Éluard qui a dit : « Le monde est bleu comme une orange. »

J’ai vu aussi quelques-uns de ces clichés pris de l’espace, où l’on voit la Terre bleue, et en effet, elle pourrait bien être une orange.

Parfois, dans ces petits matins qui me voient déambuler sans pouvoir trouver le repos, je réussis à grimper sur une volute de fumée et, de tout en haut, je nous regarde.

Je vous assure que ce que l’on voit de là-haut est si beau que ça fait mal aux yeux de le regarder.

Je ne dis pas que ce soit parfait, ni achevé, ni qu’il n’y ait pas des trous, des irrégularités, des blessures qui restent à fermer, des injustices à régler, des espaces à libérer.

Mais pourtant, elle tourne !

Comme si tout le mal que nous sommes et que nous portons avec nous se mêlait étroitement au bon que nous pouvons être et que le monde entier redessinait ses contours géographiques et que son temps s’ajustait à un autre calendrier.

Comme si un autre monde était possible, quoi.

Après ça, j’arrive ici et j’entends quelqu’un dire que nos peuples sont ignorants.

Moi, je bourre de tabac ma pipe, je l’allume et je dis :

« Foutre ! Quel honneur est le mien de pouvoir être l’élève d’une si riche et si abondante ignorance ! »

Merci de neuf.

Sous-commandant insurgé Marcos.
San Cristóbal de Las Casas, Chiapas, Mexique.
Décembre 2007.
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