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6 novembre 2010 6 06 /11 /novembre /2010 20:56

Dans un article publié dans Le Monde du 3 novembre, Olivier Schmitt considère le “mauvais usage de l’Histoire pour la contre-insurrection”. Mais il semble que sa critique manque en partie son but. D’autant que parallèlement vient d’être publié un ouvrage collectif dirigé par Georges-Henri Bricet des Vallons (auquel contribuent deux membres d’AGS) qui aborde le problème de manière plus pertinente.


Retour sur la contre-insurrection et ses critiques plus ou moins bien inspirés

En réalité, le “point de vue” d’Olivier Schmitt tente de démontrer que l’approche académique dont se réclament les partisans et praticiens de la contre-insurrection est biaisée par leur méthodologie. Celle-ci, piochant dans les exemples historiques les plus divers, consisterait à tenter de dégager des principes universels, sans tenir compte de considérations pratiques, éthiques ou bien simplement de la contingence des situations. De ce fait, on aurait affaire à une doctrine inepte, inutile et dangereuse. Ergo, la contre-insurrection est une stratégie marquée au coin de l’ethnocentrisme et vouée à l’échec.

Or, il me semble que l’on peut prudemment avancer quelques remarques qui montrent pourquoi l’article d’Olivier Schmitt manque sa cible.

1) L’auteur n’aborde pas le fond du problème évoqué dans son titre (si tant est qu’il en soit l’auteur). Le problème posé par le recours à l’Histoire dans l’orthodoxie doctrinale américaine est double

-pour ce qui concerne le choix des exemples, il serait pertinent de se demander à quoi riment la focalisation sur le modèle Galuléen et l’invocation du succès britannique en Malaisie. On peut avancer l’hypothèse qu’ils servent en partie à éviter la réminiscence du Vietnam, l’un comme l’autre lui étant lié d’une quelconque manière.

-ce qui nous mène à la deuxième critique historiographique: le recours au passé est surtout dommageable en ce qu’il crée l’illusion d’un aplatissement du présent, mais surtout parce que son ressassement aboutit à mythifier lesdites expériences. On sait ainsi combien le succès de Templer en Malaisie est redevable à la politique de déplacement de population de son prédécesseur Briggs. Ce qui relativise grandement la narration sur la stratégie “des esprits et des coeurs”, surtout quand elle est présentée comme une forme “humanitaire” d’action politico-militaire. Le colonel Gian Gentile a récemment contribué à exporter le débat sur ces rives-ci de l’Atlantique dans un article paru dans Sécurité Globale.

Quoi qu’il en soit, rien n’autorise à condamner la recherche historique per se. Au contraire, ce serait oublier combien celle-ci est nécessaire à la formation intellectuelle et morale. A force de vouloir autonomiser l’individu en le coupant de ses racines communautaires, la philosophie libérale de tendance “constructiviste” risque de créer l’amnésie, à rebours d’ailleurs de tous les discours mémoriels actuels.

Certes, cela ne remet pas en cause le propos de l’auteur sur l’aspect naïf de la prospection de l’Histoire en quête de quelques pépites, mais il me semble que le véritable problème induit par la démarche américaine est autre : la fabrication de mythes qui occultent la réflexion stratégique.

2) car il est clair que l’auteur confond ici la doctrine et la stratégie d’une part avec les tactiques et pratiques de la contre-insurrection d’autre part. Son choix de placer John Nagl et David Kilcullen sur le même plan (on n’ose pas dire : dans le même sac) est révélateur. Car les deux hommes n’occupent en rien la même position au sein du champ des débats sur la stratégie menée en Irak et en Afghanistan. Ni par leur capacité à mobiliser les ressources (Kilcullen ayant une puissance incomparable dans le domaine médiatico-politique aux EU), ni par leur opinion (Nagl prêchant pour “adopter” la COIN là où Kilcullen cherche à approcher le problème de manière mesurée et nuancée), les deux hommes ne peuvent être rapprochés ni confondus.

De fait, si on peut admettre que les questions soulevées par Olivier Schmitt sont valables en tant qu’obstacles cognitifs à l’élaboration d’une stratégie viable en Irak et en Afghanistan (quand elles n’exonèrent pas de toute réflexion politique), elles perdent toute pertinence dès que l’on approche le terrain. Evidemment, la standardisation des pratiques et la politique forcenée tendant de la part du chef (Petraeus en Irak, McChrystal puis de nouveau Petraeus en Afghanistan) à “vendre” leur intention de commandement ont conduit les unités américaines ou de la coalition à pratiquer des stratégies et tactiques analogues. Mais les rapports du terrain montrent bien que la cacophonie règne plutôt dans ce domaine, certains officiers se prêtant même volontairement à une posture de refus de la stratégie et des règles d’engagement de la contre-insurrection. Le fait de redire cycliquement les mêmes recommandations montre à quel point les prescriptions doctrinales peinent à être intériorisées. On assiste plutôt à une pluralité d’approches pragmatiques, la loi du commandant d’unité ou du chef de bataillon/GTIA étant la règle pour savoir quelle stratégie adopter et quelles références doctrinales/historiques suivre. Il suffit de se voir combien chaque commandant de GTIA français en Kapissa a cherché à imprimer sa marque (l’approche “agressive” de Nicolas Le Nen illustrée dans la bataille d’Alassay et l’opération “dîner en ville”, l’approche “indirecte” de Francis Chanson fondée sur la construction des routes comme élément central d’une manoeuvre politique globale, la “stratégie du Mikado” de Benoit Durieux consistant à séparer les insurgés les uns des autres). Bref, il faut parler de structures d’adaptation (ou d’apprentissage) plutôt décentralisées pour saisir la manière dont s’est élaboré le schéma tactique occidental actuel en stabilisation/contre-insurrection.

Cela montre bien qu’on ne peut réellement parler de LA contre-insurrection. Ce serait tomber dans le travers de ceux que l’on critique dans leur quête désespérée de recettes miracles à travers l’Histoire, c’est à dire l’essentialisation (posture philosophique qui consiste à réduire le réel au concept que l’on a de lui). S’il existe bien une orthodoxie doctrinale américaine de la contre-insurrection (en dépit, ou plutôt grâce, au foisonnement des théories sur le sujet), il n’est pas sûr que l’on puisse dire de même des pratiques. En dépit de ses efforts pour collecter les “bonnes pratiques”, David Kilcullen n’a pas encore réussi à les répandre partout, d’où la multiplication de ses apparitions publiques et l’approfondissement de sa présence médiatique éditoriale ou virtuelle.

Enfin, réduire les choix stratégiques en Irak ou en Afghanistan à l’application linéaire de la doctrine “classique”, quand bien même elle serait révisée pour s’adapter au contexte propre des sociétés arabo-musulmanes, ne peut rendre compte de l’histoire militaire récente. En Irak, le “sursaut” peut certes se comprendre comme l’application doctrinale du principe de présence, mais il s’inscrit dans un plan de campagne spécifique découlant d’une lecture ethniciste de la violence. En Afghanistan, la focalisation sur le sud répond en partie à la volonté de reproduire le “surge” dans un contexte de débats houleux sur la stratégie à adopter dans le pays (débats qui doivent être lus à l’aune de rivalités bureaucratiques et politiques complexes). Mais il s’agit également de poursuivre l’effort mené par les Britanniques dans le Helmand.

3) De manière étonnante, l’approche culturelle semble insuffisamment critiquée par Olivier Schmitt. Or, le lien entre l’Histoire (et les sciences humaines et sociales dans leur ensemble) et la contre-insurrection se comprend essentiellement à travers l’impératif de “connaissance culturelle”. Celle-ci ne vise pas seulement à comprendre l’environnement culturel afin d’éviter les bavures, mais également à manipuler les identités (ethniques pour une bonne part). Si l’on veut porter une critique, c’est bien plutôt sur ce point qu’il faudrait insister, comme l’on fait les ethnologues américains David Price et Robert Gonzalez. A condition toutefois de ne pas tomber dans le travers que l’on reproche aux militaires américains, c’est à dire à ne voir la relation entre ethnologie, histoire, géographie et contre-insurrection que comme une redite des expériences coloniales. Si l’on veut reprocher à la doctrine de la contre-insurrection de faire du “sur place” (l’auteur évite tout de même les poncifs sur “l’Ecole Française de la contre-insurrection”), alors il me semble que le moindre est de ne pas soi-même répéter les arguments du passé. Mais bien au contraire de chercher à saisir les invariants et les contingences de chaque conflit et de chaque situation.

4) Répétons-le : Olivier Schmitt a raison de pointer du doigt les obstacles cognitifs qui se dressent devant l’acteur stratégique américain. Notamment, sa critique tombe juste lorsqu’elle montre combien la doctrine de contre-insurrection tend à nier à l’adversaire une quelconque autonomie. Mais c’est également oublier combien la réflexion stratégique occidentale, et notamment du fait de ses liens avec le monde académique, cherche à sortir de cette ornière. On ne peut décemment pas accuser les organes militaro-académiques américains de négliger l’étude des organisations irrégulières combattantes. La revue Sentinel du Combat Terrorism Center de West Point a ainsi publié les analyses de la chercheuse française Myriam Benraad sur Al Qaïda en Irak tandis que les études sur l’insurrection et le terrorisme fourmillent. Quand à l’approche sur le terrain souvent qualifiée “d’orientaliste”, elle mériterait une étude plus fouillée, notamment sur les échanges interpersonnels même inégaux. Enfin, il ne faut pas faire l’impasse sur la méthode de raisonnement tactique américaine. Car celle-ci prend en compte justement la complexité du “terrain humain” (expression malheureuse s’il en est). En d’autres termes, l’approche américaine/occidentale ne peut être simplement étudiée comme si elle était univoque. Bien plus : se concentrer sur la déconstruction du discours stratégique de la COIN (et de la doctrine) condamne à ne voir qu’une partie de l’objet d’étude. Ce qui est vrai à un niveau de réalité ne l’est pas forcément dans un autre (note : l’analyse multiscalaire manque décidément aux politistes qui seraient bien inspirés d’aller voir ce qui se pratique en géographie et en géopolitique).

Il est de bon ton aujourd’hui de critiquer la contre-insurrection. Et certes, les raisons de le faire ne manquent pas. L’auteur de ces lignes y a consacré quelques octets autrefois, surtout pour pointer le potentiel entropique et perturbateur de stratégies et de doctrines menées en décalage culturel et politique avec les sociétés locales, et ce malgré l’accent mis sur la protection des populations. Comme le montre Erin Simpson dans sa récente thèse, l’intervention d’un pays tiers dans une guerre civile ou un conflit contre-insurrectionnel est rarement couronné de succès. Le problème de l’efficacité et celui de la légitimité ne peuvent être séparés.

Il n’en reste pas moins que ces critiques (y compris les miennes) ne doivent pas systématiser la contre-insurrection. Ni simplifier de manière excessive le contexte et les choix stratégiques, quel que soit le niveau étudié. A ce prix, il sera possible par exemple de ne pas prendre pour argent comptant la distinction trop vigoureuse entre une guerre régulière “industrielle et totale” fondée sur la technologie et une guerre irrégulière “low-cost” qui serait l’origine et l’avenir de la stratégie. Mais aussi de mieux articuler les objectifs politiques et les stratégies militaires.

 

Stéphane

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