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25 juillet 2012 3 25 /07 /juillet /2012 19:15
Quelques thèmes de la question méridionale
Antonio Gramsci
octobre 1926

Le point de départ des notes qui suivent a été la publication, dans Quarto Stato2du 18 septembre, d'un article sur le problème méridional, signé Ulenspiegel, que la rédaction a fait précéder d'une présentation assez ridicule. Ulenspiegel 3 rend compte dans cet article d'un livre récent de Guido Dorso (La Rivoluzione meridionale, Turin, édition Piero Gobetti, 1925), et il se réfère au jugement que Dorso a porté sur l'attitude prise par notre Parti à propos du problème méridional4. Dans sa présentation, la rédaction de Quarto Stato, qui se prétend constituée de « jeunes connaissant parfaitementdans ses lignes générales (sic) le problème méridional », proteste collectivement contre le fait que l'on puisse reconnaître des « mérites » au Parti communiste5. Jusque-là, il n'y a rien de bien grave : les jeunes du type Quarto Stato ont, de tout temps et en tout lieu, fait subir au papier bien d'autres opinions et bien d'autres protestations sans que le papier se rebelle. Mais, par la suite, ces « jeunes » ajoutent textuellement : « Nous n'avons pas oublié que la formule magique des communistes turinois était : partager le latifondium entre les prolétaires ruraux. Cette formule est aux antipodes de toute façon saine et réaliste d'envisager le problème méridional. » Et ici, il est indispensable de mettre les choses au point, parce que la seule chose « magique » en l'occurrence, c'est l'impudence et l'attitude superficielle et irresponsable des « jeunes » rédacteurs de Quarto Stato.

La « formule magique» est inventée de toutes pièces. Et il faut qu'ils aient bien peu d'estime pour leurs très intellectuels lecteurs, ces « jeunes » de Quarto Stato, pour oser formuler avec une morgue aussi verbeuse de telles contre-vérités. Voici, en effet, une citation de L'Ordine Nuovo (numéro du 3 janvier 1920) dans laquelle se trouve résumé le point de vue des communistes turinois :

« La bourgeoisie septentrionale a soumis l'Italie du Sud et les îles, et les a ravalées au rang de colonies d'exploitation ; le prolétariat du Nord, en s'émancipant lui-même de l'esclavage capitaliste, émancipera les masses paysannes méridionales asservies à la Banque et à l'industrialisme parasitaire du Nord. Ce n'est pas par un partage des terres incultes ou mal cultivées que l'on arrivera à la régénération économique et politique des paysans, mais par la solidarité avec le prolétariat industriel, lequel a besoin, de son côté, de la solidarité des paysans, et a intérêt à ce que le capitalisme ne renaisse pas, économiquement, de la propriété terrienne, et à ce que l'Italie du Midi et les îles ne deviennent pas une base militaire pour la contre-révolution capitaliste. En imposant le contrôle ouvrier sur l'industrie, le prolétariat orientera l'industrie vers la production de machines agricoles pour les paysans, d'étoffes et de chaussures pour les paysans, d'énergie électrique pour les paysans ; elle empêchera l'industrie et la Banque d'exploiter plus avant les paysans et de les soumettre, tels des esclaves, à leurs coffres-forts. En s'attaquant à l'autocratie de l'usine, en portant atteinte à l'appareil oppressif de l'état capitaliste, en instaurant ouvrier qui soumette les capitalistes à la loi du travail utile, les ouvriers briseront les chaînes qui rivent le paysan à sa misère et à son désespoir ; en instaurant la dictature ouvrière, en ayant en main les industries et les Banques, le prolétariat orientera l'énorme puissance de l'organisation de l'état vers le soutien des paysans dans leur lutte contre les propriétaires, dans leur lutte contre la Nature, contre la misère, il donnera des crédits aux paysans, il instituera des coopératives, il garantira la sécurité des personnes et des biens contre les déprédateurs, il assumera les dépenses publiques d'assainissement et d'irrigation. Il fera tout ceci parce qu'il est de son intérêt de donner l'essor à la production agricole ; parce qu'il est de son intérêt d'acquérir et de conserver la solidarité des masses paysannes, parce qu'il est de son intérêt d'orienter la production industrielle vers un travail utile de paix et de fraternité entre les villes et les campagnes, entre le Nord et le Midi6. »

Ceci a été écrit en janvier 1920. Sept ans ont passé, et nous sommes plus vieux de sept ans, même politiquement parlant. Aujourd'hui, quelques-unes de ces idées pourraient être mieux exprimées ; on pourrait, et même on devrait, distinguer la période qui succédera immédiatement à la prise du pouvoir, et sera caractérisée par l'application pure et simple du contrôle ouvrier sur l'industrie, des périodes qui suivront. Mais ce qu'il importe de noter ici, c'est que l'idée fondamentale des communistes turinois n'a pas été la « formule magique » du partage du latifondium, mais celle de l'alliance politique entre ouvriers du Nord et paysans du Sud pour arracher à la bourgeoisie le pouvoir gouvernemental : bien plus, les communistes turinois (cependant favorables au partage des terres en tant que conséquence de l'action solidaire des deux classes) sont justement ceux qui mettaient en garde contre les illusions sur la « valeur miraculeuse » du partage systématique des latifondia. Dans le même article du 3janvier 1920, voici ce qui est écrit : « Qu'est-ce que pourrait gagner un paysan pauvre à occuper une terre inculte ou mal cultivée ? Sans machines, sans habitation sur le lieu de travail, sans crédits pour attendre le moment de la récolte, sans organismes coopératifs qui achètent ladite récolte et le tirent des griffes des usuriers (si toutefois il atteint le moment de la récolte sans s'être pendu au plus solide des arbustes de ses broussailles ou au moins étique des figuiers de sa terre inculte), que pourrait bien retirer un paysan pauvre de l'occupation forcée des terres ? » Toutefois, nous étions pour la formule fort réaliste et nullement « magique » de l'attribution de la terre aux paysans ; mais nous voulions qu'elle se fasse dans le cadre d'une action révolutionnaire unitaire des deux classes alliées sous la direction du prolétariat industriel. Les rédacteurs de Quarto Stato ont inventé de toutes pièces la « formule magique » attribuée aux communistes turinois, ils ont fait ainsi la preuve de leur peu de sérieux en tant que journalistes et de la maigreur de leurs scrupules d'intellectuels d'officine villageoise ; ce sont là aussi des éléments politiques qui pèsent leur poids et ne sont pas sans conséquences.

Dans le domaine prolétarien, les communistes turinois ont eu un mérite indiscutable : celui d'avoir imposé la question méridionale à l'attention de l'avant-garde ouvrière en soulignant qu'elle était un des problèmes essentiels de la politique nationale du prolétariat révolutionnaire. En ce sens, ils ont contribué effectivement à faire sortir la question méridionale de sa phase imprécise, intellectualiste, celle qu'on peut appeler phase de concrétisme, et à la faire entrer dans une phase nouvelle. C'est l'ouvrier révolutionnaire de Turin et de Milan qui devenait le protagoniste de la question méridionale et non plus les Giustino Fortunato, les Gaetano Salvemini, les Eugenio Azimonti, les Arturo Labriola, pour ne citer que les « bonzes » chers aux « jeunes » de Quarto Stato7.

Les communistes turinois s'étaient posé concrètement la question de l'« hégémonie du prolétariat », celle de la base sociale de la dictature du prolétariat et de l'état ouvrier. Le prolétariat peut devenir la classe dirigeante et dominante dans la mesure où il parviendra à créer un système d'alliances de classes qui lui permettra de mobiliser contre le capitalisme et contre l'état bourgeois la majorité de la population laborieuse, ce qui, dans le cas de l'Italie, compte tenu des rapports réels qui existent entre les classes, revient à dire dans la mesure où elle réussira à obtenir l'assentiment des larges masses paysannes. Mais en Italie, la question paysanne est historiquement déterminée, ce n'est pas la « question paysanne et agraire en général » ; en Italie, la tradition italienne déterminée et le développement déterminé de l'histoire italienne ont fait que la question paysanne a pris deux aspects typiques et particuliers : la question méridionale et le problème du Vatican. Conquérir la majorité des masses paysannes signifie donc, pour le prolétariat italien, faire siennes ces deux questions en les considérant du point de vue social, comprendre les exigences de classe qu'elles impliquent, inclure ces exigences dans son programme révolutionnaire de transition, et les mettre parmi ses revendications de lutte.

Le premier problème à résoudre, pour les communistes turinois, consistait à modifier la ligne politique et l'idéologie générale du prolétariat lui-même, en tant qu'élément national intégré à l'ensemble de la vie de l'état et subissant inconsciemment l'influence de l'école, de la presse, de la tradition bourgeoises. On sait quelle idéologie les propagandistes de la bourgeoisie ont répandue par capillarité dans les masses du Nord : le Midi est le boulet de plomb qui empêche l'Italie de faire de plus rapides progrès dans son développement matériel, les méridionaux sont biologiquement des êtres inférieurs, des semi-barbares, voire des barbares complets, c'est leur nature ; si le Midi est arriéré, la faute n'en incombe ni au système capitaliste, ni à n'importe quelle autre cause historique, mais à la Nature qui a créé les méridionaux paresseux, incapables, criminels, barbares, tempérant parfois cette marâtre condition par l'explosion purement individuelle de grands génies, pareils à de solitaires palmiers se dressant dans un stérile et aride désert. Le Parti socialiste a servi pour une grande part d'agent de transmission de cette idéologie bourgeoise dans le prolétariat septentrional. Le Parti socialiste a donné sa bénédiction à toute la littérature « méridionaliste » de la clique des écrivains de la soi-disant école positiviste, les Ferri, les Sergi, les Niceforo, les Orano8 et leurs émules de moindre envergure qui, à travers des articles, des essais, des nouvelles, des romans, des livres d'« impressions » et de souvenirs, répétaient sous diverses formes le même refrain, une fois de plus, la « science » servait à écraser les miséreux et les exploités, mais cette fois, elle se drapait des couleurs socialistes, elle prétendait être la science du prolétariat.

Les communistes turinois réagirent énergiquement contre cette idéologie, surtout à Turin où, plus que partout ailleurs, les récits et les descriptions des vétérans de la « guerre contre le brigandage » dans le Sud et les îles9 avaient influencé la tradition et la mentalité populaire. Ils réagirent énergiquement, de façon pratique, et ils réussirent à obtenir des résultats concrets d'une très grande portée historique, en arrivant à réaliser, à Turin en particulier, des embryons de ce qui sera la solution du problème méridional.

Dès avant la guerre, d'ailleurs, on avait assisté, à Turin, à un épisode qui contenait en puissance tout ce qui devait devenir, après la guerre, l'essentiel de l'action et de la propagande des communistes. Lorsque, en 1914, après la mort de Pilade Gay, le quatrième collège de la ville fut déclaré vacant et que se posa le problème d'une nouvelle candidature, un groupe de la section socialiste, dont faisaient partie les futurs rédacteurs de L'Ordine Nuovo, proposa de présenter Gaetano Salvemini. Salvemini était alors, dans la tendance radicale, le représentant le plus avancé de la masse paysanne du Midi. Il n'était pas au Parti socialiste, bien plus, il menait contre le Parti socialiste une campagne très ardente, et fort dangereuse dans la mesure où ses assertions et ses accusations devenaient au sein de la masse laborieuse méridionale une source de haine, non seulement contre Turati, Treves, D'Aragona, mais aussi contre le prolétariat industriel dans son ensemble (bien des balles tirées par les gardes royaux contre les ouvriers en 1919, 1920, 1921et 1922étaient fondues dans le plomb qui servit à imprimer les articles de Salvemini). Toutefois, ce groupe turinois voulait prendre une position de principe sur le nom de Salvemini, dans le sens qui fut exposé à Salvemini lui-même par le camarade Ottavio Pastore quand il se rendit à Florence pour avoir son accord sur ce projet de candidature : « Les ouvriers de Turin veulent élire un député pour les paysans des Pouilles. Les ouvriers de Turin savent que lors des élections générales de 1913 les paysans de Molfetta et de Bitonto étaient, dans leur écrasante majorité, favorables à Salvemini. La pression administrative du gouvernement Giolitti, et la violence des nervis et de la police ont empêché les paysans des Pouilles d'exprimer leur volonté. Les ouvriers de Turin ne demandent à Salvemini aucun engagement de quelque sorte qu'il soit ni quant au Parti ni quant au programme ni quant à la discipline envers le groupe parlementaire : une fois élu, Salvemini se réclamera des paysans des Pouilles, non des ouvriers de Turin, lesquels mèneront la campagne électorale selon leurs principes et ne seront en rien engagés par l'activité politique de Salvemini. »

Salvemini n'accepta pas de poser sa candidature, bien qu'il ait été ébranlé et même ému par cette proposition (en ce temps-là on ne parlait pas encore de la « perfidie » communiste, et les relations étaient sincères et détendues) ; il proposa Mussolini comme candidat et s'engagea à venir à Turin soutenir le Parti socialiste dans sa campagne électorale. En effet, il tint deux meetings grandioses à la Bourse du travail et Piazza Statuto, au milieu de l'enthousiasme de la masse qui voyait et applaudissait en lui le représentant des paysans méridionaux, opprimés et exploités sous des formes encore plus odieuses et brutales que le prolétariat du Nord.

L'orientation en puissance dans cet épisode et qui ne se poursuivit pas plus avant par la seule volonté de Salvemini10 fut reprise et appliquée par les communistes dans la période de l'après-guerre. Nous allons en rappeler les étapes les plus marquantes et les plus symptomatiques.

En 1919 se forma l'association « Giovane Sardegna » [Jeune Sardaigne], embryon et préfiguration de ce que devait être plus tard le « Partito Sardo d'Azione ». La « Giovane Sardegna » se proposait d'unir tous les Sardes de l'île et du continent en un bloc régional, capable d'exercer une pression efficace sur le gouvernement pour obtenir que soient tenues les promesses faites aux soldats pendant la guerre ; l'organisateur de la « Giovane Sardegna » sur le continent était un certain professeur Pietro Nurra, socialiste, qui très probablement fait aujourd'hui partie du groupe de « Jeunes » qui dans Quarto Stato découvre chaque semaine quelque nouvel horizon à explorer. Y adhéraient, avec cet enthousiasme que suscite toute nouvelle possibilité de récolter décorations, titres et menues médailles, des avocats, des professeurs, des fonctionnaires. L'assemblée constituante qui, pour les Sardes habitant le Piémont, avait été convoquée à Turin, fut imposante quant au nombre des participants. En majorité, c'étaient de pauvres gens, des hommes du peuple sans qualification précise, manœuvres d'usine, petits retraités, anciens combattants, anciens gardiens de prison, anciens douaniers qui exerçaient mille petites activités fort diverses ; ils étaient tous enthousiasmés à l'idée de se retrouver entre compatriotes, et à l'idée d'entendre des discours sur leur terroir auquel ils continuaient à être attachés par d'innombrables liens de parenté, d'amitiés, de souvenirs, de souffrances, d'espoirs ; et en premier lieu par l'espoir de retourner dans leur pays, mais dans un pays devenu plus prospère et plus riche, dans un pays qui leur donnerait la possibilité de vivre, ne serait-ce que modestement.

Les communistes sardes, au nombre de huit exactement, se rendirent à la réunion, déposèrent une motion à la tribune, et demandèrent à porter la contradiction. Après le discours enflammé et fleuri du rapporteur officiel, discours paré de toutes les Vénus et de tous les chérubins de l'art oratoire régionaliste, après que les assistants eurent pleuré au souvenir des douleurs passées et du sang versé à la guerre par les régiments sardes et qu'ils se furent enthousiasmes jusqu'au délire à l'idée d'un bloc compact formé par tous les généreux fils de la Sardaigne, il était fort difficile d'« introduire » une contradiction ; les prévisions les plus optimistes étaient le lynchage ou, à tout le moins, un petit tour au commissariat après avoir été arrachés à la « noble indignation de la foule ». La contradiction, si elle suscita une énorme stupéfaction, fut cependant écoutée avec attention, et une fois l'enchantement rompu, rapidement, bien que méthodiquement, on arriva à une conclusion révolutionnaire. Le dilemme avait été posé en ces termes : Vous autres, pauvres diables de Sardes, êtes-vous prêts à faire bloc avec les « Messieurs » de Sardaigne qui ont causé vos malheurs et qui sont les gardes-chiourme locaux de l'exploitation capitaliste, ou bien êtes-vous prêts à faire bloc avec les ouvriers révolutionnaires du continent qui veulent abattre toutes les exploitations et émanciper tous les opprimés ? On fit pénétrer ce dilemme dans l'esprit de l'assistance. Le vote par fraction fut un immense succès : d'un côté un petit groupe de dames élégantes, de fonctionnaires en haut-de-forme, de professionnels de la politique, livides de rage et de peur, avec une quarantaine de policiers qui faisaient office de « claque », et de l'autre, toute la multitude des pauvres diables et des petites bonnes femmes en habit de fête autour de la minuscule cellule communiste. Une heure plus tard, à la Bourse du travail était constitué le « Cercle éducatif socialiste sarde », qui comptait 256 inscrits. La constitution de la « Giovane Sardegna » fut renvoyée sine die et n'eut jamais lieu11.

Ce fut là la base politique de l'action menée parmi les soldats de la brigade Sassari, brigade de composition presque totalement régionale. La brigade Sassari avait participé à la répression du mouvement insurrectionnel de Turin en août 1917. Il était certain qu'elle ne risquait pas de fraterniser avec les ouvriers : en effet, du côté de la foule, subsistait cette haine que laisse toute répression, même envers ceux qui n'ont été que de simples exécutants, et du côté des régiments, on n'avait pas oublié les soldats tombés sous les coups des insurgés. La brigade fut accueillie par une foule de messieurs dames qui distribuaient aux soldats des fleurs, des cigarettes et des fruits. Le récit qui va suivre, fait par un ouvrier tanneur de Sassari à propos des premiers sondages de propagande, est caractéristique de l'état d'esprit des soldats : « Je me suis approché d'un bivouac de la place X. (les premiers jours, les soldats sardes bivouaquaient sur les places comme s'ils avaient été dans une ville conquise) et j'ai parlé avec un jeune paysan qui m'avait accueilli cordialement parce que je suis de Sassari comme lui. “ Qu'est-ce que vous êtes venus faire à Turin ? - Nous sommes venus pour tirer contre les messieurs qui font grève. - Mais ceux qui font grève, ce ne sont pas des messieurs, ce sont des ouvriers, et ils sont pauvres. - Ici, tous sont des messieurs, ils portent tous un col et une cravate, ils gagnent 30 lires par jour. Les pauvres, moi, je les connais, et je sais comment ils sont habillés : à Sassari, oui, il y a beaucoup de pauvres ; nous tous, les bêche-terre, nous sommes pauvres et nous gagnons 1 lire et demie par jour. - Mais moi aussi, je suis ouvrier et je suis pauvre. - Toi, tu es pauvre, parce que tu es sarde. - Mais si je fais grève avec les autres, est-ce que tu me tireras dessus ?  ”

« Le soldat réfléchit un peu, puis, me mettant la main sur l'épaule :

« - écoute, quand tu fais grève avec les autres, reste donc à la maison ! »

Tel était l'esprit de l'écrasante majorité de la brigade, qui ne comptait qu'un petit nombre d'ouvriers, quelques mineurs du bassin d'Iglésias. Et pourtant, à peine quelques mois plus tard, à la veille de la grève générale des 20 et 21 juillet12, la brigade fut retirée de Turin, les soldats ayant de l'ancienneté furent renvoyés dans leurs foyers et la formation fut fractionnée en trois : un tiers fut envoyé à Aoste, un tiers à Trieste, un tiers à Rome. On fit partir la brigade, de nuit, à la sauvette, aucune foule élégante n'était à la gare pour les applaudir ; leurs chants, s'ils étaient tout autant martiaux, n'avaient plus le même contenu que ceux qu'ils chantaient lors de leur arrivée.

Ces événements sont-ils restés sans conséquences ? Non ; ils ont eu des résultats qui, aujourd'hui encore, subsistent et poursuivent leur travail au plus profond de la masse populaire. Ils ont jeté des traits de lumière dans des cerveaux qui n'avaient jamais pensé dans ce sens-là et qui en sont restés frappés, radicalement modifiés. Nos archives ont été dispersées, bien des documents ont été détruits par nous-mêmes, afin d'éviter des arrestations et des persécutions, mais nous n'avons pas oublié les dizaines, si ce n'est les centaines, de lettres adressées de Sardaigne à la direction turinoise de l'Avanti ! Souvent c'étaient des lettres collectives, souvent elles étaient signées par tous les anciens de la « Sassari » d'un village donné. Par des voies incontrôlées et incontrôlables, les positions que nous avions prises devenaient populaires ; la formation du Partito Sardo d'Azione en fut fortement influencée au départ, et on pourrait rappeler à ce propos plus d'un épisode riche de sens et d'une grande portée.

On eut l'occasion de constater l'ultime conséquence de cette action en 1922, lorsque 300 carabiniers de Cagliari furent envoyés à Turin, dans le même but que l'avait été la brigade Sassari. Nous reçûmes alors, à la direction de L'Ordine Nuovo, une déclaration de principe, signée par un très grand nombre de ces carabiniers ; elle se faisait l'écho de l'ensemble de nos positions sur le problème méridional et apportait la preuve décisive de la justesse de notre ligne. Il va sans dire que, pour que cette ligne ait une efficience politique, il fallait qu'elle soit adoptée par le prolétariat. Aucune action de masse n'est possible si la masse elle-même n'est pas convaincue des objectifs à atteindre et des méthodes à appliquer ; le prolétariat, pour être capable de gouverner en tant que classe, doit se dépouiller de tout résidu corporatif, de tout préjugé et de toute scorie syndicaliste. Qu'est-ce que cela implique ? Cela implique qu'il ne suffit pas que soient surmontées les divergences qui existent entre les différentes professions et que, pour gagner la confiance et l'accord des paysans et de certaines catégories paraprolétariennes urbaines, il est indispensable de surmonter plusieurs préjugés et de vaincre certains égoïsmes qui peuvent subsister (et qui, en effet, subsistent) dans la classe ouvrière en tant que classe, même lorsque les particularismes de métiers ont disparu. Non seulement il faut que les métallurgistes, les menuisiers, les ouvriers du bâtiment, pensent en tant que prolétaires, et non plus simplement en tant que métallos, menuisiers, ouvriers du bâtiment, etc., mais encore il faut qu'ils fassent un pas de plus, il faut qu'ils pensent en ouvriers, en membres d'une classe qui tend à prendre la direction des paysans et des intellectuels, d'une classe qui ne peut vaincre et ne peut construire le socialisme que si elle est aidée et suivie par la grande majorité de ces deux couches sociales. Si l'on n'obtient pas cela, le prolétariat ne deviendra pas la classe dirigeante et ces couches sociales qui, en Italie, représentent la majorité de la population, en restant sous la coupe de la bourgeoisie, donneront à l'état la possibilité de résister à l'élan prolétarien et de le briser.

Eh bien, ce qui s'est passé à propos de la question méridionale prouve que le prolétariat a compris quels sont les devoirs qui lui incombent ! Deux faits méritent d'être signalés : l'un s'est produit à Turin, l'autre à Reggio Emilia, c'est-à-dire dans la citadelle du réformisme, du corporatisme de classe, de ce protectionnisme ouvrier qui servait de cible aux « méridionalistes » dans leur propagande parmi les paysans du Sud.

Après l'occupation des Usines, la direction de chez Fiat proposa aux ouvriers d'assumer la gestion de la firme sous forme coopérative13. Naturellement, les réformistes y étaient favorables. Une crise industrielle se dessinait, le spectre du chômage angoissait les familles ouvrières. Si la Fiat devenait une coopérative, une relative sécurité de l'emploi aurait été acquise par les ouvriers, spécialement par les plus actifs sur le plan politique, qui étaient persuadés d'être voués au licenciement.

La section socialiste, guidée par les communistes, intervint énergiquement sur ce problème14. On dit aux ouvriers : une grande firme coopérative comme la Fiat ne peut être assumée par les ouvriers que si les ouvriers sont résolus à entrer dans le système des forces politiques bourgeoises qui gouvernent aujourd'hui l'Italie. La proposition de la Fiat s'insère dans le plan politique de Giolitti. En quoi consiste donc ce plan ? Avant guerre, déjà, la bourgeoisie ne pouvait plus gouverner tranquillement. L'insurrection des paysans siciliens en 1894 et l'insurrection de Milan en 1898 ont été l'experimentum crucis de la bourgeoisie italienne.

Après la décennie sanglante de 1890-1900, la bourgeoisie a dû renoncer à une dictature trop absolue, trop violente, trop directe ; simultanément, bien que sans s'être concertés, les paysans du Sud et les ouvriers du Nord se sont dressés contre elle. Avec l'avènement du nouveau siècle, on a vu la classe dirigeante inaugurer une nouvelle politique d'alliance de classes, de blocs politiques de classes, autrement dit faire une politique de démocratie bourgeoise. Il lui fallait choisir : soit une démocratie rurale, c'est-à-dire une alliance avec les paysans méridionaux, une politique de liberté douanière, de suffrage universel, de décentralisation administrative, de baisse du coût des produits industriels, soit un bloc industriel capital-travail, sans suffrage universel, en faveur du protectionnisme douanier et du maintien de la centralisation de l'état (centralisation qui se ramène à la domination de la bourgeoisie sur les paysans et particulièrement sur ceux du Sud et des îles) et en faveur d'une politique réformiste des salaires et des libertés syndicales. Elle choisit, et non au petit bonheur, cette seconde solution. Giolitti personnifia la domination bourgeoise, le Parti socialiste devint l'instrument de la politique de Giolitti. à bien observer, c'est dans la décennie de 1900-1910 que se sont produites les crises les plus profondes dans le mouvement socialiste et ouvrier : la masse a réagi spontanément contre la politique de ses chefs réformistes. C'est le moment où est né le syndicalisme, qui est l'expression instinctive, élémentaire, primitive, mais saine, de la réaction des ouvriers qui se refusent à faire bloc avec la bourgeoisie mais sont prêts à faire bloc avec les paysans et en premier lieu avec les paysans méridionaux. Tels sont les faits ; bien plus, on peut dire que, dans un certain sens, le syndicalisme est une timide tentative des paysans méridionaux, représentés par leurs intellectuels les plus avancés, pour prendre la direction du prolétariat. Par qui en effet est constitué le noyau dirigeant du syndicalisme italien? Quelle est l'essence idéologique du syndicalisme italien ? Le noyau dirigeant du syndicalisme est presque exclusivement composé de méridionaux : Labriola, Leone, Longobardi, Orano15. L'essence idéologique du syndicalisme est un nouveau libéralisme, plus énergique, plus agressif, plus combatif que le syndicalisme traditionnel. à bien observer, on peut voir que les thèmes fondamentaux autour desquels s'axent les crises traversées ensuite par le syndicalisme et qui expliquent le glissement des dirigeants syndicalistes dans le camp bourgeois sont au nombre de deux : l'émigrationet le libre-échange, deux thèmes étroitement liés au méridionalisme. Le phénomène de l'émigration a fait naître la doctrine de la « nation prolétaire », lancée par Enrico Corradini16 ; la guerre de Libye est apparue à toute une couche d'intellectuels comme le début de l'offensive de la « grande prolétaire » contre le monde capitaliste et ploutocratique. Tout un groupe de syndicalistes est alors passé au nationalisme ; bien mieux, le Parti nationaliste a été, à l'origine, constitué par des intellectuels syndicalistes (Monicelli, Forges-Davanzati, Maraviglia17). Le livre de Labriola, Storia di dieci anni (ilsagit des dix ans qui vont de 1900 à 1910)18, est l'expression la plus typique et la plus révélatrice de ce néo-libéralisme antigiolittien et méridionaliste.

Pendant les dix années en question, le capitalisme s'est renforcé et développé, et a exercé une partie de son activité dans les milieux agricoles de la vallée du Pô. Un profond bouleversement s'est accompli chez les paysans du Nord : on a constaté une nette coupure entre les classes (le nombre des manœuvres a augmenté de 50 % d'après les données du recensement de 1911), la conséquence en a été une refonte des courants politiques et des attitudes d'esprit. La démocratie chrétienne et le mussolinisme sont les deux produits les plus marquants de cette période ; la Romagne est alors le creuset régional de ces deux nouvelles formes d'action, et le manœuvre agricole semble être devenu le protagoniste social par excellence de la lutte politique. La démocratie sociale, à travers ses organismes de gauche (L'Azione de Cesena) et le mussolinisme lui-même, est tombée rapidement sous le contrôle des « méridionalistes ». L'Azione de Cesena19 n'est qu'une édition régionale de L'Unità de Gaetano Salvemini. Quant à l'Avanti ! dirigé par Mussolini, il est en train de se transformer, lentement mais sûrement, en une tribune pour les écrivains syndicalistes et méridionalistes ; les Fancello, les Lanzillo,, les Panunzio, les Cicotti20 sont devenus ses fidèles collaborateurs, Salvemini lui-même ne cache pas ses sympathies pour Mussolini, qui est également devenu le « poulain » de La Voce de Prezzolini21. Tout le monde se souvient bien que, en effet, au moment où Mussolini quitte l'Avanti ! et le Parti socialiste, il est entouré de toute cette cohorte de syndicalistes et de méridionalistes.

Dans le domaine révolutionnaire, la plus importante répercussion de cette période est la Semaine rouge de juin 1914 ;la Romagne et les Marches sont l'épicentre de la Semaine rouge22.Dans le domaine de la politique bourgeoise, la plus importante répercussion est le pacte Gentiloni23. Puisque le Parti socialiste, sous l'influence des mouvements paysans de la vallée du Pô, était revenu, après 1910, à une tactique intransigeante, le bloc industriel, soutenu et représenté par Giolitti, a perdu son efficacité. Giolitti change alors son fusil d'épaule ; il remplace l'alliance entre les bourgeois et les ouvriers par l'alliance entre les bourgeois et les catholiques qui représentent les masses paysannes de l'talie septentrionale et centrale. Par cette alliance, le Parti conservateur de Sonnino est complètement démantelé, et ne conserve qu'un tout petit noyau dans l'Italie méridionale, groupé autour d'Antonio Salandra. La guerre et l'après-guerre ont vu se dérouler dans la classe bourgeoise toute une série de processus moléculaires de la plus grande importance. Salandra et Nitti furent les deux premiers méridionaux à être chefs du gouvernement (pour ne pas parler des Siciliens, bien sûr, comme Crispi, qui fut le plus énergique représentant de la dictature bourgeoise au XIXe siècle) et ils cherchèrent à réaliser le plan bourgeois industrialo-agraire méridional, sur le terrain conservateur pour ce qui est de Salandra, sur le terrain démocratique pour ce qui est de Nitti (ces chefs de gouvernement furent d'ailleurs tous deux solidement aidés par le Corriere della Sera, c'est-à-dire par l'industrie textile lombarde).

Durant la guerre, déjà, Salandra essaya de déplacer en faveur du Midi les forces techniques de l'organisation de l'état, il essaya de remplacer les fonctionnaires giolittiens par un nouveau personnel à l'image de la nouvelle orientation politique de la bourgeoisie. Souvenez-vous de la campagne menée par La Stampa, particulièrement en 1917-1918, en faveur d'une étroite collaboration entre giolittiens et socialistes pour barrer la route à l'« empouillement » de l'état24. Cette campagne fut menée dans La Stampa par Francesco Ciccotti25, ce qui signifie qu'elle était en fait l'expression de l'accord qui existait entre Giolitti et les réformistes. Le problème n'était pas de peu d'importance et les giolittiens, dans leuracharnement à se défendre, arrivèrent à outrepasser les limites permises à un parti de la grande bourgeoisie, ils arrivèrent jusqu'à ces manifestations d'antipatriotisme et de défaitisme dont tout le monde se souvient. Aujourd'hui, Giolitti est de nouveau au pouvoir, de nouveau, la grande bourgeoisie se fie à lui poussée par la panique qui l'envahit devant l'impétueux mouvement des masses populaires. Giolitti veut domestiquer les ouvriers de Turin. Il les a battus deux fois : lors de la grève d'avril dernier26, et lors de l'occupation des usines ; les deux fois avec l'aide de la Confédération générale du travail, c'est-à-dire avec l'aide du réformisme corporatif. Il pense maintenant pouvoir les englober dans le système bourgeois de l'état. En effet, qu'adviendra-t-il si les ouvriers de FIAT acceptent les propositions de la direction ?... Les actions actuelles seront transformées en obligations, c'est-à-dire que la coopérative devra payer aux porteurs d'obligations un dividende fixe, quel que soit le courant des affaires. La firme FIAT sera taillable à merci par les organismes de crédit qui restent entre les mains des bourgeois, lesquels ont intérêt à avoir les ouvriers à leur discrétion. Le corps ouvrier devra nécessairement se lier à l'état qui « viendra en aide aux ouvriers », par le canal des députés ouvriers, et au prix de la subordination du parti politique ouvrier à la politique gouvernementale. Voilà le plan de Giolitti dans toutes ses implications. Le prolétariat turinois n'existera plus en tant que classe indépendante, et ne sera plus qu'un appendice de l'état bourgeois. Le corporatisme de classe aura triomphé, mais le prolétariat sera déchu de sa position et de son rôle de dirigeant et de guide, il apparaîtra aux masses ouvrières les plus pauvres comme un privilégié, il apparaîtra aux paysans comme un exploiteur de la même espèce que les bourgeois, parce que, comme elle l'a toujours fait, la bourgeoisie ne manquera pas de présenter aux masses paysannes les petits noyaux ouvriers privilégiés comme étant la seule cause de leurs maux et de leur misère.

Les ouvriers de chez FIAT adoptèrent à la quasi-unanimité notre point de vue, et les propositions de la direction furent repoussées. Mais on ne s'en tint pas là. Le prolétariat turinois, par toute une série d'actions, avait fait la preuve qu'il avait atteint un très haut degré de maturité et de capacité politiques. En 1919, les techniciens et les employés des usines purent améliorer leurs conditions, mais ce ne fut qu'avec l'appui des ouvriers. Pour briser l'agitation des techniciens, les industriels proposèrent alors aux ouvriers de désigner eux-mêmes. en les élisant, de nouveaux chefs d'équipes et de nouveaux chefs d'ateliers. Les ouvriers repoussèrent cette proposition, bien qu'ils aient eu plusieurs sujets de conflit avec les techniciens qui avaient toujours été un instrument patronal de répression et de persécution. Les journaux se livrèrent alors à une campagne acharnée pour isoler les techniciens, en faisant valoir leurs salaires très élevés, qui arrivaient à atteindre 7 000 lires par mois. Les ouvriers qualifiés soutinrent aussi l'agitation des manœuvres qui ne réussirent qu'ainsi à s'imposer : à l'intérieur des usines, furent balayés tous les privilèges et l'exploitation exercée par les catégories les plus qualifiées aux dépens des moins qualifiées. Par ces actions, l'avant-garde prolétarienne conquit sa position d'avant-garde sociale, ce fut la base du développement du Parti communiste à Turin. Mais que s'est-il passé, hors de Turin ? Eh bien, nous avons délibérément voulu poser le problème hors de Turin, et particulièrement à Reggio Emilla, qui était le plus grand bastion du réformisme et du corporatisme de classe.

Reggio Emilia avait toujours été, la cible des « méridionalistes » : « L'Italie se divise en nordistes et en crasseux * », cette phrase de Camillo Prampolini27 était en quelque sorte l'expression la plus caractéristique de la haine violente envers les ouvriers du Nord, très répandue chez les Méridionaux. à Reggio Emilia se posa un problème semblable à celui de la FIAT. Une grande usine devait passer aux mains des ouvriers sous forme d'entreprise coopérative28. Les réformistes de Reggio étaient remplis d'enthousiasme pour cet événement et ils le claironnaient dans leurs journaux et dans leurs réunions. Un communiste turinois se rendit à Reggio, prit la parole au cours d'un meeting qui se tenait dans l'usine et exposa le problème des relations entre le Nord et le Midi dans sa complexité, et on obtint le « miracle » : les ouvriers, à une très grande majorité, repoussèrent la thèse réformiste et corporative. Il fut ainsi prouvé que les réformistes ne représentaient pas l'esprit des ouvriers de Reggio, ils ne représentaient que leur passivité et quelques-uns de leurs aspects négatifs. Ils étaient, certes, parvenus à instaurer un monopole politique, grâce à la présence dans leurs rangs de nombreux organisateurs et propagandistes d'une certaine valeur professionnelle, et avaient ainsi réussi à empêcher le développement et l'organisation d'un courant révolutionnaire, mais il avait suffi de la présence d'un seul révolutionnaire capable pour les mettre en échec et révéler que les ouvriers de Reggio sont de valeureux combattants et non des pourceaux engraisses a coups de pâtée gouvernementale.

En avril 1921, 5 000 ouvriers révolutionnaires furent licenciés chez FIAT, les conseils d'usines furent dissous, les salaires nets diminués29. Il est probable que quelque chose de similaire se passa à Reggio Emilia. Ce qui revient à dire que les ouvriers ont été battus. Mais le sacrifice qu'ils avaient fait s'est-il avéré inutile ? Nous ne le croyons pas. Nous sommes même persuadés qu'il ne l'a pas été. Bien sûr, il est difficile de dresser une liste exhaustive des grands événements de masse qui apportent la preuve de l'efficacité immédiate et foudroyante de pareilles actions. D'ailleurs, pour ce qui concerne les paysans, de tels relevés sont toujours difficiles, sinon impossibles, et ils sont encore plus difficiles quand il s'agit de la masse paysanne du Sud.

On peut dire du Midi qu'il est une vaste désagrégation sociale, les paysans, qui constituent la grande majorité de sa population, n'ont aucune cohésion entre eux (mais, bien entendu, il est indispensable de faire quelques exceptions : les Pouilles, la Sardaigne et la Sicile, où l'on trouve des caractéristiques particulières à l'intérieur du grand cadre de la structure méridionale). La société méridionale est un grand bloc agraire constitué de trois couches sociales : la grande masse paysanne amorphe et inorganisée, les intellectuels de la petite et de la moyenne bourgeoisie rurale, les grands propriétaires fonciers et les grands intellectuels. Les paysans méridionaux sont en effervescence perpétuelle, mais, en tant que masse, ils sont incapables de donner une expression organique à leurs aspirations et à leurs besoins. La couche moyenne des intellectuels reçoit de la base paysanne les impulsions nécessaires à son activité politique et idéologique. Les grands propriétaires sur le plan politique, et les grands intellectuels sur le plan idéologique, sont ceux qui centralisent et dominent en dernière analyse tout cet ensemble de manifestations. Naturellement, c'est sur le plan idéologique que cette centralisation se fait avec le plus d'efficacité et de précision. C'est pourquoi Giustino Fortunato et Benedetto Croce représentent les clefs de voûte du système méridional et, en un certain sens, sont les deux plus grandes figures de la réaction italienne.

Les intellectuels méridionaux constituent une des couches les plus intéressantes et les plus importantes de la nation italienne. Il suffit de penser que plus des 3/5 des bureaucrates de la fonction publique sont des Méridionaux pour s'en convaincre. Disons maintenant que, pour comprendre la psychologie particulière des intellectuels méridionaux, il est indispensable de ne pas oublier quelques données essentielles.

l° En tout pays, la couche des intellectuels a été radicalement modifiée par le développement du capitalisme. L'intellectuel de l'ancien type était l'élément organisateur d'une société, à base essentiellement paysanne et artisanale. Pour organiser l'état, pour organiser le commerce, la classe dominante éduquait alors un type d'intellectuel déterminé. L'industrie a introduit un nouveau type d'intellectuel : le technicien de l'organisation, le spécialiste de la science appliquée. Dans les sociétés où les forces économiques se sont développées dans la voie du capitalisme, jusqu'à absorber la plus grande partie de l'activité nationale, c'est ce second type d'intellectuel qui a prévalu, avec toutes ses caractéristiques d'ordre et de discipline intellectuelle. Par contre, dans les pays où l'agriculture joue encore un rôle important, si ce n'est résolument prépondérant, continue à prévaloir l'ancien type, qui fournit la plus grande partie des fonctionnaires et qui peut même, à l'échelle locale, au sein du village ou du bourg rural, faire fonction d'intermédiaire entre le paysan et l'appareil administratif.

C'est donc ce type qui prédomine dans l'Italie méridionale, avec toutes ses caractéristiques : démocratique dans son côté paysan, réactionnaire dans la face qu'il tourne vers le grand propriétaire et le gouvernement, et alors politicard, corrompu, déloyal. On ne peut comprendre l'aspect traditionnel des partis politiques méridionaux si l'on ne tient pas compte des caractères de cette couche sociale.

2° L'intellectuel méridional vient en général d'une classe qui, dans le Midi, joue encore un rôle important : la bourgeoisie rurale, c'est-à-dire la classe à laquelle appartient ce propriétaire terrien, petit ou moyen, qui n'est pas un paysan, qui ne travaille pas la terre, qui aurait honte d'être un cultivateur, mais qui prétend retirer du peu de terre qu'il possède, affermée ou cédée en métairie simple, de quoi vivre convenablement, de quoi envoyer son fils à l'université ou au séminaire, et de quoi doter ses filles qui se doivent d'épouser un officier ou un respectable fonctionnaire. C'est de cette appartenance de classe que les intellectuels reçoivent en partage une âpre aversion pour l'ouvrier agricole, considéré comme une machine à travailler qu'on doit saigner à blanc et qui peut être remplacé facilement, vu l'abondance de la population laborieuse ; ils en tirent aussi un sentiment atavique et instinctif de peur insensée vis-à-vis du paysan et de ses violences destructrices, et, en conséquence, l'habitude d'une hypocrisie subtile et un art très raffiné pour tromper et asservir les masses paysannes.

3° Puisque le clergé appartient au groupe social des intellectuels, il faut noter les différences de caractères entre le clergé méridional pris dans son ensemble et le clergé septentrional. Dans le Nord, le prêtre est très souvent un fils d'artisan ou de paysan, il a des sentiments démocratiques, il est davantage lié à la masse des paysans, il est moralement plus correct que le prêtre du Midi, qui souvent vit, presque ouvertement, en ménage avec une femme ; c'est pourquoi il exerce une fonction spirituelle socialement plus complète : il peut lui arriver, par exemple, de diriger toute l'activité d'une famille. Dans le Nord, la séparation de l'église et de l'état et l'expropriation des biens ecclésiastiques ont été plus radicales que dans le Midi, où les paroisses et les couvents ont, soit conservé, soit reconstitué d'importantes propriétés immobilières et mobilières30. Dans le Midi, le prêtre apparaît donc au paysan :

1° comme un administrateur de terres avec lequel le paysan entre en conflit à propos des fermages ;

2° comme un usurier qui demande des taux d'intérêt très élevés et fait jouer l'élément religieux pour être sûr de percevoir soit le fermage, soit l'intérêt usuraire ;

3° comme un homme soumis aux passions vulgaires (les femmes et l'argent) et qui, par conséquent, n'offre pas de garanties morales quant à sa discrétion et son impartialité. Voici pourquoi la confession n'exerce qu'un très faible rôle de direction, et pourquoi le paysan méridional, s'il est souvent superstitieux à la façon païenne, n'est pas clérical. C'est tout cela qui explique que, dans le Midi, le Partito popolare (si l'on excepte quelques régions de Sicile) n'a pas une position de force et ne possède aucun réseau d'institutions ou d'organisations de masse. L'attitude du paysan vis-à-vis du clergé est résumée par ce dicton populaire : « Le prêtre est prêtre devant l'autel, ailleurs il est homme comme tous les autres. »

Le paysan méridional est lié au grand propriétaire par l'intermédiaire de l'intellectuel. Dans la mesure où ils ne se ramènent pas à des organisations de masse susceptibles, ne serait-ce que formellement, d'autonomie et d'indépendance (c'est-à-dire capables de promouvoir des cadres paysans issus de la paysannerie et capables d'enregistrer et d'accumuler les différenciations et les progrès qui se réalisent en leur sein), les mouvements paysans finissent toujours par s'intégrer dans les rouages réguliers de l'appareil d'état : municipalités, provinces, Chambre des députés, à travers les vicissitudes de formation et de dissolution de ces partis locaux dont les membres sont des intellectuels, mais qui sont contrôlés par les grands propriétaires terriens et par leurs hommes de confiance, du type de Salandra, d'Orlando ou de Di Cesarò31. La guerre parut introduire un élément nouveau dans cette forme d'organisation, avec le mouvement des anciens combattants, au sein duquel paysans-soldats et intellectuels-officiers formaient un bloc plus cohérent, et qui était, dans une certaine mesure, opposé aux grands propriétaires. Cela ne dura pas longtemps, et le dernier résidu en est l'Unione nazionale, conçue par Amendola32, que son anti-fascisme condamne à une existence larvaire. Toutefois, étant donné l'absence de toute organisation traditionnelle explicite des intellectuels démocrates dans le Midi, il importe de relever l'existence de ce groupement et d'en tenir compte, car, dans d'autres conditions politiques générales, il est susceptible de se transformer, de très maigre filet d'eau qu'il est, en un torrent limoneux et gonflé. La seule région où le mouvement des anciens combattants a pris une forme plus précise et a réussi à se donner une structure sociale plus solide, est la Sardaigne33. Et cela se comprend : précisément parce qu'elle est, en Sardaigne, très restreinte, la classe des propriétaires terriens n'assume aucune fonction et n'a pas les très anciennes traditions culturelles, intellectuelles et gouvernementales qu'elle a dans le Midi continental. La poussée de la base, exercée par la masse des paysans et des bergers, ne trouve pas un contrepoids écrasant dans la classe sociale supérieure des grands propriétaires : les intellectuels dirigeants subissent à plein cette poussée et ils font des pas en avant plus importants que ceux que peut faire l'Unione nazionale. Par les traits qui la caractérisent, la situation de la Sicile se différencie profondément de celle de la Sardaigne comme de celle du Midi34. Les grands propriétaires y ont beaucoup plus de cohésion et de décision que dans le Midi continental ; en outre on y trouve une certaine industrie et le commerce y est fort développé (la Sicile est la plus riche région de tout le Midi et une des plus riches d'Italie) ; les classes supérieures sont très pénétrées de leur importance dans la vie nationale et en font sentir le poids. La Sicile et le Piémont sont les deux régions qui ont donné le plus grand nombre de dirigeants politiques à l'état italien ; ce sont les deux régions qui ont exercé une charge prééminente depuis 1870.Les masses populaires siciliennes sont plus avancées que celles du reste du Midi, mais leur progrès a pris une forme typiquement sicilienne : il existe un socialisme de masse sicilien qui a toute une tradition et une façon particulière de se développer : à la Chambre de 1922, il comptait 20 députés sur les 52 élus de l'île.

Nous avons dit que le paysan méridional est lié au grand propriétaire terrien par l'intermédiaire de l'intellectuel. C'est là le type d'organisation le plus répandu dans tout le Midi continental et en Sicile. Il réalise un monstrueux bloc agraire qui, dans son ensemble, fait fonction d'intermédiaire et de contrôleur au service du capitalisme septentrional et des grandes banques. Son unique but est de maintenir le statu quo. On ne trouve en lui aucune lumière intellectuelle, aucun programme, aucun élan vers des améliorations et des progrès. Si quelques idées et quelques programmes ont été formulés, c'est hors du Midi qu'ils ont pris naissance, dans les groupes politiques agraires conservateurs, particulièrement ceux de Toscane, qui, au Parlement, étaient associés avec les conservateurs du bloc agraire méridional. Sonnino et Franchetti35 furent des rares bourgeois intelligents qui posèrent le problème méridional comme un problème national et tracèrent un plan gouvernemental pour le résoudre. Quel fut le point de vue de Sonnino et de Franchetti ? Il leur apparaissait nécessaire de créer en Italie du Sud une classe moyenne indépendante à caractère économique, qui fasse fonction, comme on disait alors, d' « opinion publique », et limite, d'un côté, le cruel despotisme des propriétaires, tout en modérant de l'autre les tendances insurrectionnelles des paysans pauvres. Sonnino et Franchetti avaient été fort effrayés par le succès que remportaient dans le Midi les idées du bakouninisme de la 1re Internationale. Cette frayeur leur fit commettre des bévues souvent grotesques. C'est ainsi, par exemple, que dans une de leurs publications, le fait qu'une auberge ou une taverne d'un village de Calabre (nous citons de mémoire) se soit appelée Aux grévistes (Agli scioperanti) est relevé pour démontrer à quel point les idées internationalistes étaient répandues et extrémistes. Ce fait, s'il est exact (et il doit l'être, étant donné la probité intellectuelle des auteurs), s'explique de façon fort simple si l'on se souvient à quel point les colonies d'Albanais sont nombreuses dans le Midi et comment le mot skipetari36a subi dans les dialectes les plus étranges et curieuses déformations (c'est ainsi que dans certains documents de la République vénitienne, on parle de formations militaires de « s' ciopetà »). Disons que dans le Midi, ce n'étaient pas tant les théories de Bakounine qui étaient répandues, mais plutôt la situation elle-même qui était telle qu'elle aurait probablement été suffisante pour souffler à Bakounine ses théories : certainement, les paysans pauvres du Midi pensaient à « tout démolir » bien avant que le cerveau de Bakounine n'ait mijoté la théorie de la « pandestruction ».

Le plan gouvernemental de Sonnino et Franchetti n'eut jamais le moindre commencement de réalisation. Et il ne pouvait en avoir. Entre le Nord et le Midi, les rapports se nouent de telle façon que la naissance d'une importante classe moyenne de nature économique (ce qui revient à dire la naissance d'une bourgeoisie capitaliste étendue) est rendue pratiquement impossible. Toute accumulation de capitaux sur place et toute accumulation d'épargne sont rendues impossibles par le système fiscal et douanier et par le fait que, n'étant pas chez eux, les capitalistes propriétaires d'entreprises ne transforment pas sur place leur profit en un nouveau capital. Lorsque l'émigration prit, au XXe siècle, les proportions gigantesques qu'elle a prises, et lorsque les premiers versements commencèrent à affluer d'Amérique, les économistes libéraux s'écrièrent triomphalement : « Le rêve de Sonnino se réalise ! Dans le Midi s'accomplit une révolution silencieuse qui, lentement mais sûrement, changera toute la structure économique du pays ! » Mais l'état intervint, et la révolution silencieuse fut étouffée au moment même de sa naissance. Le gouvernement offrit des bons du Trésor à intérêt garanti, et d'agents de la révolution silencieuse, les émigrants et leurs familles se transformèrent en agents payeurs qui donnent à l'état les moyens financiers de subventionner les industries parasitaires du Nord. Francesco Nitt, qui se plaçait sur le terrain démocratique et était formellement hors du bloc agraire méridional, pouvait apparaître comme un réalisateur actif du programme de Sonnino37, mais au con

traire, il fut le meilleur agent du capitalisme septentrional pour ratisser les dernières ressources de l'épargne méridionale. Les millions engloutis par la Banque d'escompte provenaient presque tous du Midi, les 400 000 créanciers de la B.I.S. (Banque d'escompte) étaient en très grande partie des épargnants méridionaux38.

Au-dessus du bloc agraire fonctionne dans le Midi un bloc intellectuel qui a pratiquement servi jusqu'ici à empêcher que les fissures du bloc agraire ne deviennent trop dangereuses et ne finissent par entraîner un effondrement. Les représentants de ce bloc intellectuel sont Giustino Fortunato et Benedetto Croce, qui, de ce fait, peuvent être considérés comme les réactionnaires les plus actifs de la Péninsule.

 

Nous avons dit que l'Italie méridionale est une vaste désagrégation sociale. Cette formule peut s'appliquer non seulement aux paysans mais aussi aux intellectuels. Il est remarquable que, dans le Midi, à côté des immenses propriétés ont existé et existent encore d'importantes concentrations culturelles et intellectuelles, faites, soit d'individus isolés, soit de groupes restreints de grands intellectuels, alors qu'il n'y a pas d'organisation de la culture moyenne. Dans le Midi, on trouve la maison d'édition Laterza et la revue La Critica39,on y trouve des académies et des organismes culturels d'un très haut niveau d'érudition, mais il n'y a pas de revues de petite ou de moyenne importance ni de maisons d'édition autour desquelles des groupes d'intellectuels méridionaux de moyenne envergure pourraient se rassembler. Les Méridionaux qui ont cherché à sortir du bloc agraire et à poser la question méridionale en s'attaquant au fond du problème, ont dû trouver l'hospitalité auprès de revues imprimées hors du Midi et se sont groupés autour d'elles. On peut même dire que toutes les initiatives culturelles émanant d'intellectuels moyens qui ont été prises au Xe siècle en Italie centrale et septentrionale ont été caractérisées par leur méridionalisme, dans la mesure où elles ont été fortement marquées par les intellectuels méridionaux : ainsi en est-il pour toutes les revues du groupe des intellectuels florentins : La Voce, L'Unità, pour les revues des démocrates-chrétiens comme L'Azione de Cesena40, pour les revues des jeunes libéraux émiliens et milanais de G. Borelli41, comme La Patria de Bologne ou L'Azione de Milan, pour la Rivoluzione liberale de Gobetti enfin42. Eh bien, les suprêmes chefs d'orchestre politiques et intellectuels de toutes ces initiatives ont été Giustino Fortunato et Benedetto Croce. Dans un cercle plus large que celui, fort étouffant, du bloc agraire, ils ont obtenu que la façon de poser les problèmes du Midi ne sorte pas de certaines limites, ne devienne pas révolutionnaire. Hommes de très grande culture et de très grande intelligence, issus du terroir du Midi traditionnel mais liés à la culture européenne et donc à la culture mondiale, ils avaient tous les dons requis pour satisfaire aux besoins intellectuels des plus honnêtes représentants de la jeunesse cultivée du Midi, pour apaiser leurs inquiètes velléités de révolte contre les conditions existantes, pour les induire à suivre une ligne modérée de sérénité classique dans la pensée et dans l'action. Les soi-disant néo-protestants43 ou calvinistes n'ont pas compris qu'en Italie, puisque les conditions de notre civilisation moderne s'opposaient à toute réforme religieuse de masse, c'est avec la philosophie de Benedetto Croce que s'est accomplie la seule réforme historiquement possible : la direction et la méthode de pensée ont été changées, on a bâti une nouvelle conception du monde qui a transcendé le catholicisme et toute autre religion mythologique. En ce sens, Benedetto Croce a rempli une très grande fonction « nationale » : il a détaché les Intellectuels radicaux du Midi des masses paysannes, en les faisant participer à la culture nationale et européenne ; et, à travers cette culture, il les a fait absorber par la bourgeoisie nationale, donc par le bloc agraire.

L'Ordine Nuovo et les communistes turinois, s'ils peuvent en un certain sens être rattachés aux formations intellectuelles auxquelles nous avons fait allusion, et s'ils ont par conséquent subi, eux aussi, l'influence intellectuelle de Giustino Fortunato et de Benedetto Croce, représentent pourtant, en même temps, une rupture complète avec cette tradition, et le début d'une nouvelle évolution qui a déjà porté des fruits et en portera encore. Ils ont, comme il a déjà été dit, hissé le prolétariat urbain au rang de protagoniste moderne de l'histoire italienne, et donc, du problème méridional. Ayant servi d'intermédiaires entre le prolétariat et certaines couches d'intellectuels de gauche, ils ont réussi à modifier, sinon complètement, du moins sensiblement, la direction de pensée de ces derniers. Si l'on y réfléchit bien, c'est là l'élément essentiel du personnage de Piero Gobetti. Lequel n'était pas communiste, et probablement ne le serait jamais devenu, mais avait compris quelle était la place sociale et historique du prolétariat, et ne réussissait plus à penser en faisant abstraction de cet élément. Dans le travail commun au journal, Gobetti avait été mis par nous en contact avec un monde vivant qu'il n'avait d'abord connu qu'à travers les formules des livres. Son trait le plus marquant était la loyauté intellectuelle et l'absence complète de toute vanité et de toute mesquinerie de basse qualité : c'est pourquoi il ne pouvait manquer d'acquérir la conviction que toute une catégorie de façons de voir et de penser traditionnelles, à propos du prolétariat, était fausse et injuste. Quelles conséquences ont eues chez Gobetti ces contacts avec le monde prolétarien ? Ils ont servi de point de départ et ils ont donné une impulsion à une conception que nous ne voulons ni discuter ni approfondir, une conception qui se rattache en grande partie au syndicalisme et aux modes de pensée des syndicalistes intellectuels : les principes du libéralisme s'y trouvent projetés de l'ordre des phénomènes individuels à celui des phénomènes de masse. Les qualités de supériorité et de prestige qu'on trouve chez les individus sont transposées au niveau des classes conçues presque comme des individualités collectives. Une telle conception amène en général les intellectuels qui la partagent à la pure contemplation et à la simple constatation des mérites et des démérites, à une position odieuse et balourde d'arbitres dans les querelles de distributeurs de prix et de blâmes. Pratiquement, Gobetti a échappé à ce destin. Il s'est révélé comme un organisateur de la culture d'une valeur extraordinaire, et il a eu dans la période qui vient de s'achever un rôle qui ne doit être ni négligé ni sous-estimé par les ouvriers. Il a creusé une tranchée au-delà de laquelle n'ont pas reculé ces groupes faits des intellectuels les plus honnêtes et les plus sincères, qui en 1919, 1920, 1921, ont senti que le prolétariat serait supérieur à la bourgeoisie en tant que classe dirigeante. Certains en toute bonne foi et honnêtement, d'autres en toute mauvaise foi et malhonnêtement, n'ont pas cessé de répéter que Gobetti n'était qu'un communiste camouflé, un agent, si ce n'est du Parti communiste, du moins du groupe communiste de L'Ordine Nuovo44. De tels racontars ne valent même pas la peine d'être démentis. La figure de Gobetti et le mouvement qu'il a représenté ont été des productions spontanées du nouveau climat historique italien. C'est en cela que résident leur signification et leur importance. Il nous a été parfois reproché par des camarades du Parti de ne pas avoir combattu le courant d'idées de La Rivoluzione liberale45, et même il est arrivé que cette absence d'affrontement soit considérée comme la preuve d'une collusion organique, de type machiavélique (au sens courant du terme) entre Gobetti et nous. Nous ne pouvions combattre Gobetti, parce que le mouvement qu'il représentait et dans lequel il militait ne doit pas être combattu, au moins quant aux principes. Ne pas comprendre cela revient à ne pas comprendre le problème des intellectuels et de la fonction qu'ils assument dans la lutte de classes. Pratiquement, Gobetti nous assurait une liaison : 1° avec les intellectuels nés dans le milieu de la technique capitaliste et qui avaient pris une position de gauche, favorable à la dictature du prolétariat, en 1919-1920 ; 2° avec une série d'intellectuels méridionaux qui, par des cheminements plus complexes, plaçaient la question méridionale sur un terrain différent du terrain traditionnel, en y associant le prolétariat du Nord. Guido Dorso est la personnalité la plus complète et la plus intéressante, parmi ces intellectuels. Pourquoi-aurions-nous dû lutter contre le mouvement de La Rivoluzione liberale ? Peut-être parce qu'il n'était pas composé de communistes purs ayant accepté de A jusqu'à Z notre programme et notre doctrine ? On ne pouvait nous demander une chose pareille, c'eût été un paradoxe politique et historique. Les intellectuels se développent lentement, beaucoup plus lentement que n'importe quel autre groupe social, cela tient à leur nature même et à leur fonction historique. Ils représentent toute la tradition culturelle d'un peuple, ils veulent en résumer et en synthétiser toute l'histoire : ceci est spécialement vrai en ce qui concerne les intellectuels ancienne manière : ceux qui sont nés en milieu paysan. Penser qu'il leur soit possible, en tant que masse, de rompre avec tout le passé pour se placer complètement sur le terrain d'une nouvelle idéologie est absurde. C'est absurde pour les intellectuels en tant que masse, et c'est peut-être aussi absurde pour de très nombreux intellectuels pris individuellement, malgré tous les honnêtes efforts qu'ils font et ceux qu'ils essayent de faire. Quant à nous, les intellectuels nous intéressent en tant que masse, et pas seulement en tant qu'individus. Il est certes important et utile pour le prolétariat qu'un ou que plusieurs intellectuels, à titre individuel, adhèrent à son programme et à sa doctrine, se mêlent au prolétariat, et sentent profondément qu'ils en sont devenus partie intégrante. Le prolétariat en tant que classe est pauvre en éléments organisateurs, il n'a pas de couche intellectuelle qui lui soit propre et ne pourra en former une que très lentement, très difficilement, et seulement après la prise du pouvoir. Mais il est aussi important et utile que dans la masse des intellectuels se fasse une cassure de caractère organique, historiquement caractérisée : que se crée, en tant que formation de masse, une tendance de gauche au sens moderne du mot, c'est-à-dire tournée vers le prolétariat révolutionnaire. L'alliance entre prolétariat et masses paysannes exige cette formation, l'alliance entre le prolétariat et les masses paysannes du Midi l'exige encore davantage. Le prolétariat détruira le bloc agraire méridional dans la mesure où il réussira, à travers son Parti, à organiser en formations autonomes et indépendantes des masses toujours plus importantes de paysans pauvres, mais il ne réussira plus ou moins efficacement dans cette tâche, qui lui est essentielle, que dans la mesure où il sera capable de désagréger le bloc intellectuel qui est l'armature, souple mais très résistante, du bloc agraire.

Dans l'accomplissement de cette tâche, le prolétariat a été aidé par Piero Gobetti, et nous pensons que les amis du disparu46 continueront, même s'il n'est plus là pour les guider, l'œuvre entreprise. Œuvre gigantesque et difficile, mais précisément pour cela digne de tous les sacrifices (y compris le sacrifice de la vie, comme ce fut le cas pour Gobetti) qu'elle attend de tous ces intellectuels (et ils sont plus nombreux qu'on ne le croit), qui, nordiques ou méridionaux, ont compris qu'il n'y a que deux forces sociales essentiellement nationales et porteuses d'avenir : le prolétariat et la paysannerie.

 

[Ici s'arrête le manuscrit]

 

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